mercredi 25 septembre 2013

Louis XIV Les galères


Galères

Galères en 1643

En 1662, Colbert écrit : « Sa Majesté désirant rétablir le corps des galères et en fortifier la chiourne ( i.e. groupe de rameurs ) par toutes sortes de moyens. Son intention est qu’on y condamne le plus grands nombres de coupables qu’il se pourra et que l’on convertisse même la peine de mort en celle des galères.

La peine des galères était une condamnation pénale surtout pratiquée en France sous l'Ancien Régime et qui consistait à envoyer les forçats comme rameurs sur les galères. D'autres nations usaient aussi de cette pratique : les républiques de Venise et de Gênes, l'Empire d'Espagne, l'Empire ottoman, mais de manière beaucoup moins systématique que la France. 
La condamnation aux galères

La condamnation aux galères est à la fois une réponse face à la déviance mais aussi une manière pour le Roi Louis XIV de marquer sa puissance sur l'ensemble de ses sujets, y compris le bas peuple et les opposants religieux : les huguenots au roi très catholique.

Les galères sont un type de « peine afflictive et infâmante » à laquelle condamnaient les juridictions pénales de l'Ancien Régime pour certains crimes car le droit commun de la France ne prévoyait de peines de prison que pour des causes civiles comme les dettes ou pour s'assurer de la personne d'un accusé en attente de son jugement. Outre les condamnations civiles ont été galériens au temps du Roi Soleil.

Avec la révocation de l'Édit de Nantes et la guerre des Camisards qui suivit, plusieurs centaines de protestants y furent condamnés. S'y trouvaient aussi des prisonniers turcs et maures marins ou soldats des navires barbaresques et prisonniers de guerre européens des guerres menées par Louis XIV.

La plus importante flotte européenne de galères au XVIIe siècle, était celle de l'Arsenal des galères. Le vaisseau la Grande Réale avait à bord 450 rameurs esclaves royaux (la chiourme) et mesurait 130 mètres de long ; à ces hommes s'ajoutaient les soldats, la maistrance qui pilotait le navire et les argousins chargés des gardes-chiourmes (pertuisaniers) qui mataient les prisonniers. Sur cet espace se trouvaient donc plus de 600 hommes. La flotte de l'Arsenal de Marseille en 1630, qui avait plus 20 galères, demandait une véritable concentration de galériens, 6,000 hommes.

La mise en place de cet Arsenal demandait non seulement une organisation militaire importante mais aussi un système pénitentiaire de plusieurs milliers d'hommes. C'est cet Arsenal des galères qui est à l'origine des bagnes maritimes en France.

Enfin pour faire face aux besoins de la puissance royale de Louis XIV et à la mortalité très importante des galériens, Colbert organise la mise en place d'un véritable réseau de recrutement à partir des prisons dans toutes les provinces de France. C'est l'épreuve de la chaîne qui oblige les prisonniers à aller à pied enchaînés au travers de toute la France. Victor Hugo décrit cette épreuve dans Les Misérables au travers du personnage de Jean Valjean, qui se rend ainsi au bagne de Toulon. Jean Marteilhe, huguenot condamné, décrit son parcours au travers de la France et sa vie de galérien dans son livre autobiographique,
La peine pénale aux galères

La condamnation aux galères, pour un temps de 3, 6 ou 9 ans, jamais plus, consistait en travaux forcés qui s'effectuaient en principe sur les galères du roi, mais à partir de la fin du XVIIe siècle dans les arsenaux de la Marine, où des bagnes, c'est-à-dire des chantiers fermés et réservés aux personnes forcées de travailler (les forçats), sont organisés.

Les femmes condamnées aux galères voyaient leur peine commuée par des lettres patentes en une réclusion du même temps, soit dans une maison religieuse, soit à l'Hôpital général de leur domicile. Ces lettres étaient automatiquement délivrées par les services de la chancellerie, dès qu'un lieu de réclusion était arrêté avec l'avis des familles si elles se manifestaient, et sinon d'office.

Une circulaire ministérielle recommandait aux commandants des arsenaux et chantiers où étaient établis des bagnes de faire en sorte que les personnes instruites, tels que les notaires, soient affectées à des travaux utiles en rapport avec leurs capacités et non à des travaux de force pour lesquels ils n'étaient pas endurcis.

Une déclaration de Louis XIV portant règlement des bagnes rappelle que les dimanches et jours de fêtes doivent être observés, que les condamnés ne sont forcés de travailler qu'un jour sur deux afin de contribuer à leur entretien, que pour les autres jours, ils doivent recevoir le salaire qui a cours chez les ouvriers des arsenaux, mais que ces sommes doivent être consignées et leur être remises, comme pécule et contre reçu, le jour de leur libération.

La Marine recrutait ses galériens auprès des tribunaux qui condamnaient, dans un premier temps, les criminels et, par la suite les petits délinquants, les faux-sauniers, les contrebandiers, les déserteurs, les mendiants, les vagabonds, les protestants, les révoltés contre les nouveaux impôts.

Construction des galères à Marseilles

Colbert intervenait ainsi auprès des juges :

« Le Roi m'a commandé de vous écrire ces lignes de sa part pour vous dire que, Sa Majesté désirant rétablir le corps des galères et en fortifier la chiourme par toutes sortes de moyens, est que vous teniez la main à ce que votre compagnie y condamne le plus grand nombre de coupables qu'il se pourra et que l'on convertisse même la peine de mort en celle des galères. »

Lettre envoyée aux présidents de parlements (11 avril 1662)

Par une ordonnance signée par Louis XV le 27 septembre 1748, une partie des personnes condamnées aux galères sont dirigées vers des bagnes. On crée alors, dans les différents arsenaux de la Marine, le bagne de Toulon et le bagne de Brest (le bagne de Cayenne ne sera créé qu'en 1854 par Napoléon III).

La peine des galères subsistait pendant la Révolution, comme le montre la loi du 22 août 1790, qui condamnait à cette peine les voleurs ou les transporteurs à terre de munitions des vaisseaux d'une valeur supérieure à 50 francs (Bulletin des Lois).
 
Le transfert de l'Arsenal des galères

Les Galères Royales, ayant à leur tête un Général des galères indépendant de l'Amiral de France et servies par un corps spécial, eurent dès l'origine leur base à Marseille ; c'est à Marseille que se trouvèrent jusqu'au milieu du XVIIIe siècle toutes les installations du Bagne. Quand les galères séjournaient à Toulon, les rameurs restaient en général à leur bord. Mais en 1748, Louis XV décréta la suppression du Corps des Galères et le rattachement de celles-ci à la Marine Royale.

Toulon devint ainsi la base des galères qui quittèrent définitivement Marseille, dont le Bagne fut supprimé. Toulon dut dès lors loger les forçats. On le fit d'abord sur les galères auxquelles on adjoignit des vaisseaux qui prirent le nom de bagnes flottants ; puis il fallut procéder à des installations à terre. À la fin du XVIIIe siècle, on ne construisit plus de galères mais on continuait à envoyer des forçats à Toulon. Il y en avait environ 3,000. Ces forçats ne faisaient plus office de rameurs ; on les employait à des travaux de force, de terrassement, de construction, dans l’Arsenal et même en ville.
 
Le paquetage du bagnard

Contrairement aux matelots qui, à l'époque, n'ont pas d'uniforme spécifique, les forçats disposent d'une tenue réglementaire. Mais c'est pour mieux les reconnaître.
Le vêtement 
La tenue du bagnard comprend une casaque, deux caleçons, une vareuse, deux chemises et un bonnet de laine. Le col de la casaque et le bonnet ont une couleur spécifique en fonction de la peine, par exemple, rouge pour les condamnés à temps.
Les chaînes

Une chaîne pour le travail simple, dit de fatigue. Elle est fixée à la cheville du détenu par une manille, ou manicle.

La gamelle

Comme la cuillère, elle est en bois. Il n'est pas question que les bagnards aient fourchette et couteau. En fait, ils mangent avec leurs doigts.
La couverture

C'est la seule pièce de tissu qui sert aux bagnards à se protéger la nuit, lorsqu'ils sont enchaînés sur leurs tolas.
Les chaussures et la ceinture
Les chaussures en vilain cuir sont accompagnées d'une paire de bas. Le crochet du ceinturon sert à accrocher la chaîne.
Le matricule

Sur chaque pièce de l'habillement est inscrit le matricule du détenu. Porté, sur un registre, ce numéro permet d'identifier le bagnard
 
Châtiments corporels : de la bastonnade à la mort

Les forçats qui commettent une faute grave passent devant le tribunal maritime spécial. La bastonnade, à l'aide d'un cordage goudronné de 65 cm de long, est infligée aux voleurs. La peine de mort sanctionne les assassinats. Elle est rare, environ une par an.

L'habillement des bagnards, composé d'un bonnet et d'un habit, avait une couleur différente suivant la nature et le motif de leur condamnation. Sous l'ancien Régime, ils étaient marqués au fer rouge. On encerclait un de leurs pieds d'un anneau muni d'un bout de chaîne permettant de les immobiliser. Les plus "durs" étaient enchaînés deux à deux ; le boulet au pied constituait une punition disciplinaire avec la bastonnade à coups de corde. Ces châtiments s’adoucirent progressivement. La nourriture, qui comportait peu de viande et une ration de vin pour les travailleurs, était surtout à base de légumes secs, d'où le nom de gourgane qu'ils donnaient à leurs gardes-chiourme.

L'état sanitaire n'était guère brillant, de sorte que, dès le début, on avait dû se préoccuper de loger les malades à terre et d'aménager un hôpital du Bagne. Celui-ci fut installé en 1777 dans les casemates du rempart sud-est de la Darse Vauban, où des constructions supplémentaires furent édifiées, adossées au rempart. Puis l'hôpital se transporta en 1797 dans un immense bâtiment de 200 mètres de long, orienté Nord-Sud, construit en 1783 le long du quai Ouest de la Vieille Darse, appelé « Grand Rang ».

Ce bâtiment avait un vaste rez-de-chaussée voûté à trois travées ; l’hôpital occupa le 1er étage. Deux tours d'angle carrées à toit pyramidal le terminaient au Nord et au Sud ; dans celle du Nord fut installée la Chapelle des Forçats. Le reste du bâtiment était occupé par les Services Administratifs. Quant aux forçats valides, on les avait logés là où se trouvait antérieurement l’hôpital ; mais en 1814, ils furent installés dans un bâtiment Est-Ouest de 115 mètres de long, perpendiculaire à l’hôpital, bâti en 1783 sur le quai sud-ouest de la Vieille Darse, entre la Chaîne Vieille de la passe et le Grand Rang.

Près de là se trouvait amarré un navire dit "Amiral" qui gardait la passe et tirait le coup de canon du matin et du soir. La Révolution est marquée dans un premier temps par la libération des victimes de l'arbitraire de l'Ancien régime avec le code pénal de 1791. À partir du Directoire puis de l'Empire, on assiste au retour à une politique de répression. On passe de 4 000 bagnards en 1795 à 10 000 en 1812. La condamnation aux galères est transformée en peine des fers par le code pénal de 1804. Cette condamnation ne change pas le fonctionnement des bagnes dans les arsenaux. Il faudra attendre la politique de

transportation, pour que le système pénitentiaire français change en 1850.

Bagnes britanniques

La Grande-Bretagne pratiquait la transportation des condamnés criminels au bagne dans les colonies britanniques: en Amérique, à partir les années 1610 jusqu'à la révolution américaine dans les années 1770, puis dans les colonies pénitentiaires en Australie entre 1788 et 1868. Notamment à Botany Bay qui fut la principale colonie pénitentiaire d'Australie.

Comme en France, la pratique des pontons-prisons dans les bagnes a été pratiquée jusqu'à la mise en place d'un système pénitentiaire moderne inspiré du système de Jeremy Bentham

Galères de Marseilles

L’hôpital des forçats

Peu de temps avant que les galères soient transférées de Marseille à Toulon, un hôpital des forçats est mis en service.

Cet hôpital est créé en 1646 à l’initiative d’un gentilhomme provençal, Gaspard de Simiane, sieur de la Coste, chevalier de Malte, célèbre par sa piété et sa charité, et de l’évêque de Marseille, Jean-Baptiste Gault. Ils s’adressent à la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, qui financera l’entreprise. Le roi offre le terrain occupé par quatre tercenaux de l’époque de Charles VIII et s’engage, par lettres patentes de juillet 1646, à couvrir les frais de fonctionnement de cet hôpital royal des forçats.

 

Cet hôpital se trouvait à l’angle sud-est du port, sur le quai de Rive-Neuve, à proximité de l’actuel cours Jean-Ballard. Il disposait de 175 lits à deux places. Son personnel comprenait un médecin, un chirurgien, six garçons apothicaires et cinq infirmiers. La direction de l’hôpital est confiée à quatre administrateurs. Les premiers furent : Henri d’Armand, trésorier de France, Pierre de Bausset, seigneur de Roquefort, Gaspard de Simiane de la Coste, chevalier de Malte, et Charles Moulas, écuyer. Chaque année, deux administrateurs sont renouvelés. Cet hôpital sera par la suite englobé dans l’arsenal créé sous Colbert.

L’arsenal de Louis XIV

Le roi Louis XIV et Colbert par Charles Le Brun, 1667.

Quand Louis XIV vient à Marseille en 1662, le port n’abrite plus de flotte de guerre. En effet, les galères végètent à Toulon, où il n'en reste plus que six capables de prendre la mer et 1 655 hommes de chiourme. Le Roi veut une flotte surpassant celle de l’Espagne et des puissances italiennes. Or, la présence d’une telle flotte exige des infrastructures suffisantes pour assurer son accueil, son entretien et son approvisionnement.

Le 10 avril 1665, Nicolas Arnoul est nommé « intendant de justice, police et finances des fortifications de Provence et de Piémont et des galères de France ». Il est donc lieutenant général, commandant militaire sous l’autorité de l’Amiral. Il dirige l’administration, l’intendance et le personnel correspondant (les « officiers de plume »).

Le 24 juillet 1665, un ordre de Louis XIV est expédié aux échevins de Marseille dans lequel le roi exprime son désir d’armer les galères et de construire un arsenal avec les moyens nécessaires, par la mise à disposition dans le Port d’une place « propre à mettre bois, fers, antennes, mâts, canons et autres choses nécessaires aux armements et constructions et des galères ».

Trois phases seront nécessaires à l’édification de ce « parc des Galères ».

Première phase (1665-1669)

À peine arrivé à Marseille, Nicolas Arnoul va tout faire très vite. Il fait revenir les Galères de Toulon. Il s’occupe tout d’abord du choix du terrain pour l’implantation de l’arsenal. Contrairement aux ordres de Colbert, qui souhaitait qu’un terrain entièrement inutilisé soit trouvé, il annexe le terrain du plan Fourmiguier (actuellement du quai des Belges au bassin de carénage), où étaient construits les bateaux de commerce de la ville de Marseille, et met les échevins devant le fait accompli. Le chantier municipal est transféré dans le jardin des Bernardines.

La construction du nouvel arsenal occupe Nicolas Arnoul pendant quatre ans (1665-1669). Les travaux sont réalisés sous la direction de Gaspard Puget, frère de Pierre Puget, qui travaille à cette époque à Gênes.

Colbert vient à Marseille en juin 1669, alors que les travaux viennent de se terminer.

Deuxième phase (1673-1679)

Dès la mise en service des premiers ouvrages, Arnoul s’aperçoit de l’insuffisance de cette réalisation et envisage d’étendre l’arsenal au-delà de l’angle sud-est du port, le long du quai de Rive-Neuve en expropriant le couvent des Capucines. Arnoul se trouva alors dans un conflit aigu avec les échevins, soutenus par le duc de Mercœur.

L’acquisition du couvent des Capucines qui jouxte l’hôpital des forçats est réalisée en 1673, grâce à l’intervention de l’évêque de Marseille, Toussaint Forbin de Janson. Les nouveaux travaux durèrent jusqu’en 1679, avec comme entrepreneur maçon un certain Pierre Puget, qui a été souvent confondu avec son célèbre cousin, le sculpteur du même nom, Pierre Puget.
Troisième phase (1685-1690)

Après une nouvelle série d’expropriation, l’arsenal des galères qui s’étend alors jusqu’à la rue du Fort-Notre-Dame, est achevé. Les Marseillais perdent à nouveau leur chantier de construction navale qui doit être transféré plus à l’ouest sur les terrains de la Miséricorde.

Un projet est dressé par l’Ingénieur en chef des Fortifications Antoine Niquet et accepté en 1685 par le marquis de Seignelay, fils de Colbert. Les démolitions sont effectuées la même année. Les constructions qui sont confiées à André Boyer, architecte des Bâtiments du Roi, se poursuivent de 1686 à 1690. La partie construite en 1665-1669 prend alors le nom de « vieux parc ».

L’ensemble de l’Arsenal a alors la forme d’un L majuscule, la barre horizontale représentant le quai des Belges et la barre verticale le quai de Rive-Neuve. Il englobe les terrains limités aujourd’hui par l’église des Augustins, le palais de la Bourse, la Place du général de Gaulle, les rues Paradis, Sainte et du Fort Notre-Dame.

L’entrée de l’ancien Arsenal se situe quai des Belges et a une forme de fer à cheval. En face de cette porte d’entrée s’élève un important pavillon surmonté d’une horloge et placé dans l’axe de la rue Pavillon à laquelle il a donné son nom.

Dans cet ancien arsenal se trouvent également deux formes pour la construction des galères ainsi que des magasins où sont entreposés les rames, cordages et agrès des galères. Au nord se situe l’hôpital des galériens, une cour pour l’entreposage des bois de construction, le logement de l’intendant avec le jardin du roi, qui contient plantes rares et cages d'animaux exotiques. Cette résidence de l'intendant, somptueuse, est appelée la Maison du Roi. Entre ce dernier et la cour aux bois de construction se trouve un bâtiment avec des magasins au rez-de-chaussée et au premier étage la fameuse salle d’armes. Celle-ci, où sont entreposés 10 000 mousquets et autant de sabres, passait pour la plus belle d’Europe.

Le nouvel arsenal occupe le sud de l’ancien arsenal et le quai de rive neuve. La porte d’entrée se situe à l’est en bordure de l’actuel rue Paradis. Au-dessus de cette porte d’entrée, Jean-Baptiste Grosson signale que dans un cartouche se lisait l’orgueilleuse louange du roi soleil : « Le grand Louis aux flottes invincibles a bâti cette citadelle ; d’ici il dicte ses lois à la mer domptée »). Dans ce nouvel arsenal se trouvent également: deux formes pour la construction des galères, mais plus grandes que celles de l’ancien arsenal.

Une darse en forme de L reliée au vieux port qui deviendra, après la destruction de l’ensemble de l’arsenal, le canal de la douane, et qui occupe la Place aux Huiles et le cours d’Estienne d’Orves actuels. Disposées parallèlement à la rue Sainte, deux immenses bâtisses mesurant 450 mètres de long séparées par une rue, abritent l’une, la plus proche du port, les ateliers et le bagne, l’autre, la plus au sud, la corderie.
 
Après le déclin de la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle, il y a en 1675, peu de temps après la mort de l’intendant des galères Nicolas Arnoul, 25 galères à Marseille. Ce nombre augmente progressivement pour atteindre 30 en 1680 puis 40 galères en 1690, qui marque l’apogée sous le règne de Louis XIV. Si l'on ajoute aux unités stationnées au Levant, les 15 galères de l'Atlantique, la France possède alors la plus puissante flotte d'Europe. En 1688, Louis XIV fait graver une médaille qui porte la devise « Assertum maris mediterranei imperium » (la maitrise de la mer Méditerranée est assurée).

Même si les Galères n'ont plus de rôle réel dans la marine de guerre du temps, elles sont toujours une grande marque de prestige. En 1673, Mme de Sévigné décrit à sa fille la comtesse de Grignan, « La Réale, faisant l'exercice, et les banderoles et les coups de canon... ». En 1680, cette dernière, épouse de François Adhémar de Monteil, comte de Grignan, lieutenant général du roi en Provence, est, comme le narre le Mercure Galant allée à Marseille, « est allée au château d'If sur la Réale qu'avait armé Vivonne, général des Galères... elle fut saluée par vingt-six galères...».

Le déclin qui commence au début du XVIIIe siècle, sera inexorable. De 1719 à 1738, on compte une quinzaine de galères dont seulement 6 à 8 sont opérationnelles. La dernière campagne des galères a lieu du 15 juin au 7 août 1747, sous le commandement du général des galères en personne Jean Philippe d'Orléans, bâtard légitimé du Régent. Le général décèdera l’année suivante à l’âge de 46 ans et deux mois après seulement, Louis XV signera l’ordonnance du 27 novembre 1748, qui réunissait tout le personnel des galères à la marine royale.

En 1779, il ne restait plus que deux galères à Marseille et quatre à Toulon. Des deux marseillaises, l’une, l’Écarlate, est vendue pour la démolition, l’autre, la Ferme, est réparée et envoyée à Toulon. Celle-ci, qui sera la dernière galère existante, est démolie en 1814.

Le fonctionnement de l’arsenal

La chiourme

Les galères, héritières directes des trirèmes romaines, embarcations militaires typiquement méditerranéennes, utilisaient comme propulsion, la « chiourme » composée de quelque 260 rameurs.

La chiourme, ensemble des rameurs, est composée de 3 catégories de personnes[35] :
des volontaires qui, poussés par la misère, s’engagent à servir sur les galères. Le nombre de ces volontaires ou « bénévoglies » est très faible et diminue constamment avec le temps.

Des esclaves originaires d’Afrique du Nord, de Grèce ou d’Asie mineure qui sont achetés par des agents sur les marchés, et tous appelés « les turcs ». Cette catégorie représente 25 % des effectifs vers le milieu du XVIIe siècle mais baisse régulièrement pour n’atteindre que 10 % vers 1700.

L’essentiel des effectifs est fourni par les condamnés de droit commun suite de la création en 1564 par Charles IX de la « peine des galères ». Regroupés dans les prisons des grandes villes, ces condamnés sont acheminés par des convois ou « chaînes » jusqu’à Marseille. Bien que les causes de condamnation soient variables suivant les périodes, on peut retenir en simplifiant les chiffres suivants : déserteurs (39 %), contrebandiers du sel ou faux-sauniers (10 %), criminels (39 %), protestants (12 %).

Gestion de l’arsenal

Vue arrière d'une galère de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem en 1765, peut-être dans le port de Marseille. (Marine au soleil couchant (détail), par Charles-François Grenier de Lacroix)

Vers 1700, on peut estimer à 20 000 le nombre de personnes présentes dans l’arsenal dont 12 000 galériens, 5 000 matelots et soldats, 1 200 officiers ou sous-officiers, dont 200 officiers d’épée et 200 officiers de plume. On y retrouve aussi 300 maîtres ouvriers et compagnons engagés à l’année auxquels s’ajoutent irrégulièrement 2 000 à 2 500 ouvriers et manœuvres saisonniers employés pour la construction et l’entretien des galères qui exigent la présence de nombreux outillages et un important stockage de bois. Une très importante population d'origine extérieure à la ville (près du quart de la population de la ville), et toute masculine, réside à l'Arsenal.

Les galériens sont nombreux à circuler dans la ville, surtout quand, entre octobre et mai, les galères sont désarmées. Beaucoup trouvent un emploi dans la ville (forgerons, menuisiers, serruriers...). Les patrons y trouvent une main-d'œuvre abondante et bon marché. Jusqu'à 4 000 hommes quittent l'Arsenal le matin, en principe enchainés sous la surveillance d'un pertuisanier, pour y revenir le soir.

Il en résulte un va-et-vient permanent des personnes et des marchandises entre l’arsenal et la ville, ce qui nécessite une surveillance continue et une gestion rigoureuse pour éviter les évasions et les vols de matériel. Une comptabilité précise est dressée avec de nombreux états, registres où sont notées les entrées et sorties. La gestion de l’intendant des galères est vérifiée par le secrétariat d’État à la Marine et les sanctions peuvent aller jusqu’au limogeage, ce qui fut le cas pour Brodart.

L'arsenal et la Ville

Avec les milliers de résidents à l'Arsenal, civils et militaires, une vie intense s'y développe. Jean-Mathieu de Chazelles (1657-1710), professeur d'hydrographie à l'Arsenal des Galères, crée le premier Observatoire de Marseille, en 1685, avant que les jésuites ne débutent en 1702 des observations dans leur nouvel observatoire, subventionné par la Marine, installé dans leur Collège de Sainte-Croix, rue Montée-des-Accoules.

L’Arsenal joue un rôle important dans la vie de la Cité. Ainsi, dans la foulée du décret de 1674, signé par le roi Louis XIV et promulguant un règlement de Police générale des arsenaux de la Marine, l'ordonnance Royale du 14 août 1719 confie à un préposé de l'arsenal des Galères de Marseille la garde de quatre pompes à bras dites pompes « à la hollandaise », lointaine origine du corps des marins-pompiers.

La peste à Marseille en 1720

Bien à l’abri de ses murailles et isolé de la ville, l’arsenal des galères ne fut pas ou peu touché par l’épidémie de peste qui ravagea Marseille en 1720. Les seuls forçats qui moururent de la peste furent les fameux « corbeaux » ou fossoyeurs qui furent chargés, à la demande des échevins, d’évacuer les cadavres dans les fosses communes[39]. Il y eut tout d’abord 23 galériens qui furent employés à cette corvée, avec promesse de liberté s’ils échappaient à la peste, ce qui ne fut pas le cas puisqu’ils moururent tous. Ils furent remplacés par plusieurs contingents successifs qui furent placés sous une surveillance de soldats. En effet, les forçats pillèrent les logis abandonnés, achevèrent les moribonds ou les jetèrent dans les chariots avec les morts, ou s’évadèrent en s’habillant avec les vêtements des morts. On estime que 335 forçats moururent à la tâche et que 171 échappèrent à la mort et obtinrent la liberté promise.
 
La démolition de l’Arsenal

Après la réunion du corps des galères à celui des vaisseaux par l’ordonnance du 27 septembre 1748, le Secrétaire d'État à la Marine, Antoine Louis Rouillé, adresse le 2 août 1749 à l’intendant de la Tour un mémoire lui demandant de ramener toutes les galères à Toulon et de justifier par un rapport le maintien de toute galère à Marseille.

L’intendant consulta les négociants qui se prononcèrent en faveur du maintien des galères à Marseille car elles étaient selon eux très utiles au commerce. La Tour envoya au Ministre le 5 janvier 1750 un mémoire conforme au souhait des Marseillais qui n’empêcha pas le transfert des galères à Toulon. Les négociants regrettèrent cette décision. Une telle attitude étonne car cela ne pouvait que retarder la suppression de l’encombrant arsenal. Il n’est pas moins surprenant que les cahiers de doléances des négociants en 1789 ne fassent pas allusion à ce problème vital. En effet, la surcharge du port de Marseille due à l’augmentation du trafic commercial se faisant d’autant plus sentir que toute une partie des quais était occupée par l’arsenal et donc soustraite à l’activité commerciale. Ainsi, sur une longueur de 1 900 mètres linéaires de quai, 500 mètres échappaient au négoce. De plus, la présence de l’Arsenal interdisait la liaison entre les deux rives ouvertes au négoce, la rive nord (quai du port actuel) et une partie de la rive sud (Quai de rive neuve actuel) qui ne pouvait être réalisée que par barque.

La vente de l’Arsenal
 
Au début de l'année 1781, Pierre-Victor Malouet, ordonnateur de la marine à Toulon, est chargé de proposer à la ville de Marseille l’aliénation de l’Arsenal. Dans sa séance du 11 février 1781, le conseil municipal accepte le principe et désigne une commission placée sous la présidence du maire Joachim-Elzéard de Gantel-Guitton, seigneur de Mazargues pour établir un rapport sur les conditions de cette vente. Le conseil municipal ayant accepté cette rétrocession, l’intendant de Provence, des Gallois de la Tour, agissant au nom du roi, vendit le 3 septembre 1781, les terrains et les bâtiments de l’arsenal à la ville de Marseille, à charge pour cette dernière de construire un nouveau quartier sur les terrains rendus disponibles. La nature des travaux à réaliser fut approuvée par le roi le 12 novembre 1782. Parmi les différentes obligations, la ville devait faire réaliser un canal pour prolonger la darse existante et faire ainsi une deuxième liaison avec le port. Le canal aura alors la forme d’un U et s’appellera le canal de la douane.

Charles Thiers, secrétaire archiviste de la ville de Marseille et grand-père d’Adolphe Thiers, fait connaître son avis sur l’aménagement des surfaces rendues disponibles dans un mémoire intitulé « Avis d’un citoyen pour l’emploi du terrain de l’Arsenal ». Il fait preuve, dans ce texte, d’une conception urbanistique tout à fait remarquable pour l’époque. Il préconise la réalisation d’une grande place publique et de rues larges. Malheureusement, les échevins ne suivirent ces recommandations qu’avec prudence et ne retinrent qu’une largeur de 10 mètres pour les rues ordinaires.

La ville, ne voulant pas se charger de l'aménagement des terrains, décide de les rétrocéder ; deux compagnies se portent candidates : l’une est fondée par Mathieu, procureur de la sénéchaussée de Marseille, associé au marquis Jean-Baptiste de Rapalli, l’autre par Rebuffel, ancien fermier des boucheries de Marseille. Dans sa séance du 3 juin 1784, le conseil municipal vend les terrains à la première compagnie qui prend le nom de Compagnie de l’Arsenal.

Lotissement des terrains

La Capitainerie

La libération des terrains permettra la prolongation de différentes rues jusqu’au port. C’est notamment le cas de la Canebière dont la perspective était arrêtée par les bâtiments de l’Arsenal et qui offrira une magnifique vue sur l’ensemble du port. Les rues Pavillon et Vacon seront prolongées et prendront respectivement les noms de Suffren et Pythéas.

Au sud-est des terrains libérés, une nouvelle place est aménagée, actuelle place Ernest Reyer, en bordure de laquelle est construit le grand théâtre qui après son incendie en 1919 deviendra l’opéra municipal. La rue Beauvau est également ouverte.

Dans la partie sud, la compagnie de l’Arsenal modifia les plans initiaux en ne réalisant pas une place octogonale mais une simple place carrée, l’actuelle place Thiars qui se trouvait au centre d’un îlot entouré par le canal de la douane. De sérieuses difficultés s’élevèrent pour établir des liaisons entre ce nouveau quartier qui prit le nom d’îlot Thiars, et les rues Sainte et du Fort Notre-Dame. En effet, lors de l’agrandissement de l’Arsenal, il avait fallu procéder à l’enlèvement de volumineux déblais pour avoir un Arsenal de plain-pied. Pour raccorder cet îlot Thiars aux rues Sainte et du Fort Notre-Dame, le conseil municipal aurait souhaité une jonction par des rampes d’accès et non par des escaliers. L’arrêt du Conseil du roi du 20 février 1786 ordonna la construction des escaliers qui se trouvent actuellement sur la rue Fortia et la rue de la Paix pour la liaison avec la rue Sainte et sur la rue Monnier pour la liaison avec la rue du fort Notre-Dame.

La démolition des derniers bâtiments de l’Arsenal s’effectue en 1787. En juin 1789, au déclenchement de la Révolution, il ne restait plus que le pavage des rues de l’îlot Thiars à réaliser.

Au début du XXe siècle, le canal de la douane présentait de nombreux inconvénients : mauvaises odeurs et difficultés de liaison entre les deux rives. Le maire de Marseille, Siméon Flaissières fit voter le 14 mai 1926 une délibération sollicitant de l’État un déclassement du canal pour permettre son comblement. Ce déclassement ayant été obtenu, le canal de l’Arsenal fut comblé avec notamment les déblais des destructions des immeubles situés derrière la Bourse et les voies nouvelles créées (cours Jean-Ballard, cours d’Estienne d’Orves et place aux huiles) furent pavées début mars 1929.

Les seuls vestiges de l’Arsenal qui restent visibles sont un bâtiment situé sur le cours d’Estienne d’Orves, dénommé « la capitainerie », qui fait l'objet d'une inscription au titre des monuments historiques depuis le 4 août 1978 ainsi que, officiellement, la Mosquée de l'Arsenal, ou Mosquée des Galériens Turcs à Marseille, transférée dans la zone sud de la ville, aujourd'hui au 584 avenue du Prado, inscrite en tant que tel au titre des monuments historiques depuis le 15 juillet 1965, des recherches effectuées depuis ont remis en doute l'origine supposée de cet édifice (en fait surement un simple kiosque au style mauresque) aujourd'hui transformé en chapelle.

 


 

 http://fr.wikipedia.org/wiki/Arsenal_des_gal%C3%A8res

Louis XIV - Misère de nos ancêtres en Nouvelle-France


Misère de nos ancêtres en Nouvelle-France
 
Misères noires des derniers jours

Pourquoi faut-il qu’à ces misères s’ajoute la dérision ? La pire épreuve du peuple fut de se sentir ou de se croire volé, affamé, par les siens, par les chefs de la colonie. Ici un personnage intervient, envahit la scène: François Bigot.

LA GUERRE de la conquête, au Canada, n’eut rien d’une guerre « fraîche et joyeuse ». Après les succès de 1756, 1757, 1758, succès mêlés de revers, une marée, faite de toutes les misères, s’abat sur la colonie, en nappes froides, irrésistibles. Les données de cette tragédie historique n’ont rien de mystérieux. Effets ordinaires, en politique, des courtes visions, des trop longues négligences. La France a bâti le Canada comme s’il se fût trouvé seul en Amérique du Nord. Cependant, à la vue de tous, un énorme déséquilibre de forces, entre colonies anglaises et colonies françaises, allait s’accentuant, de ce côté-ci de l’Atlantique. Le bon sens eût voulu que la France corrigeât par une assistance de moins en moins parcimonieuse, un déséquilibre qui se faisait de plus en plus menaçant. A l’heure du danger, la métropole, tout à coup éveillée, semble-t-il, déploiera, pour sauver sa colonie, un effort généreux. Les secours expédiés à Québec, aux premières années de la guerre, n’auront que le tort d’arriver presque un siècle trop tard. Encore, cette assistance de la dernière heure, eût-il fallu ne pas se mettre dans l’occasion de la diminuer à mesure que la Nouvelle-France, prise à la gorge, en aurait le plus besoin.

Ce sentiment, je dirais presque cette sensation d’une lutte trop inégale pour n’être pas sans issue, on en trouve, pendant toute cette guerre, l’influence troublante, dans l’âme des colons. Rien n’a plus fait pour les accabler, leur inspirer le défaitisme. La population de la Nouvelle-France ne dépasse point vers 1755, 70,000 âmes. La population des treize colonies du sud s’élève à environ, 1,200,000. « Qu’il arrive une tête à ce grand corps », disait Montcalm, « que devient le Canada ? » Le manque de solidarité nationale entre eux, le manque aussi d’esprit impérial ont jusqu’ici empêché nos voisins de s’armer, de toutes leurs forces, contre l’Indien, les Espagnols ou les Français. La « tête », appréhension de Montcalm, ne surgit point, même à l’époque où nous sommes. Le gouvernement de Londres y supplée par pressions sur les gouverneurs, les législatures coloniales, par promesses de compensations, de subsides généraux. En 1758 les colonies lèvent 25,000 hommes qui purent s’ajouter aux 20,000 de la métropole. La même année, les forces françaises se dénombrent comme suit d’après Montcalm : environ 6,600 hommes de troupes de terre, 3,900 de la marine, 2,800 miliciens. Par malheur, ces forces-ci vont décroître pendant que les autres ne cesseront d’augmenter. Les colonies du sud ne dépasseront pas leurs effectifs de 25,000 hommes ; mais l’Angleterre haussera les siens. En 1759 Bougainville qui surfait trop la part des milices coloniales, établit à 63,000 hommes les forces anglaises. A ce moment-là, le Canada ne peut plus opposer que 3,400 hommes de troupes de terre, 1,200 de la marine, au plus 5 à 6,000 miliciens. Et ces chiffres ne donnent qu’une idée forte incomplète de la force réelle de l’adversaire. II faut faire entrer en ligne de compte, ses ressources en denrées, en bestiaux, « plus de trois cent cinquante lieues de côte ouvertes aux secours d’Europe », la supériorité de son armement, et en particulier, de son artillerie.

Une autre donnée militaire accuse l’infériorité des forces franco-canadiennes : l’immensité du champ de bataille. Le limes de l’empire de la Nouvelle-France, tel qu’il faut le défendre dans cette guerre, se situe, d’un côté, à Louisbourg, au bord de l’Atlantique, puis, de là, en suivant la ligne du Saint-Laurent, aux Grands Lacs et au delà. De cette ligne maîtresse, trois plongées se dirigent vers le sud et le sud-ouest, pour étreindre les contreforts éloignés, et fermer à l’ennemi les voies d’invasion par l’intérieur: voie du Richelieu et du lac Champlain, voie du Saint-Laurent et des Lacs, voie de l’Ohio.

Ces lignes stratégiques, presque illimitées, sont-elles au moins jalonnées, défendues par un solide système de fortifications ? Rien de plus trompeur qu’une simple vue de l’alignement des forteresses ou des forts sur la carte. Louisbourg, que Desandrouins appelait « la porte cochère du Canada », n’est pas le Gibraltar que l’on a coutume de croire. Louisbourg est une sentinelle isolée au bord de l’océan, guettée à Terre-Neuve et à Halifax par l’ennemi. Bâti à coups de millions pour réparer les cessions désastreuses du traité d’Utrecht, c’est-à-dire pour garder, au Canada, sa seule voie respiratoire vers la mer, la « porte cochère » s’acquitte assez mal de sa fonction.

Trop loin du passage de Terre-Neuve, elle ne saurait empêcher une flotte anglaise de se glisser dans le golfe et dans le fleuve, qu’à la condition d’avoir toujours à sa disposition, une escadre française en état de prendre à revers les vaisseaux ennemis. Mais en sa rade située sur une étendue de côtes de quarante-huit lieues et ouvertes à des havres qui lui sont supérieurs pour le mouillage, les vaisseaux du roi ne peuvent même pas hiverner. Louisbourg souffre de ces autres inconvénients d’avoir été pris, une première fois en 1745, par l’Anglais, et de posséder des fortifications encore inachevées. Et la forteresse reste toujours sans arrière-pays français où s’appuyer. Tous les efforts pour attirer la masse des Acadiens à l’Île-Royale sont restés vains ou peu s’en faut. Louisbourg ne peut être ravitaillé que de France et de Québec. Mais Québec est à 500 milles. Entre les deux postes, à peine relève-t-on, sur l’isthme de Shédiac, les trois forts de Beauséjour, de Gaspereau et de Pont-à-Buot, dont le premier seul pourrait opposer quelque résistance sérieuse.

Sur le fleuve, Québec, la capitale, n’a rien, non plus, de la place forte qu’on se figure. Québec est sans fortifications, et « n’en est pas susceptible... Si on ne défend pas les approches, il faut rendre les armes », disait Bougainville au ministre Berryer en 1758. « Les fortifications en sont si ridicules et si mauvaises », jugeait Montcalm, « qu’elle seroit prise aussitôt qu’assiégée ». Point d’autre moyen de défendre la ville, estimait-il, que d’empêcher les ennemis d’en approcher. (1) Le mauvais sort voudra, qu’en dépit de maints avertissements, on croie une invasion par le fleuve improbable, sinon impossible. On compte d’ailleurs sur la flotte française pour la défense de cette partie. Et l’on ne fera rien pour barrer le fleuve aux passages étroits de l’Ile-aux-Coudres, du Cap Tourmente, de la Traverse, en tout cas, rien que d’insuffisant pour l’avoir tenté à la dernière minute.

Détail assez cocasse : les plans de fortifications dressés par l’ingénieur Franquet, à l’usage de la capitale, ne sont pas encore revenus de France en 1757. Ne parlons ni des Trois-Rivières ni de Montréal. Le premier poste qu’on juge moins exposé, ne possède même plus d’enceinte de pieux ; Montréal, grande porte de la colonie, non moins menacée que Québec, était peut-être à l’abri d’un coup de main, mais ne pouvait résister à une décharge d’artillerie. « Ville environnée d’une simple muraille pour la mettre à couvert contre les sauvages, plutôt que contre des troupes », lisons-nous dans un mémoire de l’époque. En 1757 Montréal est encore totalement dénuée d’artillerie. A l’heure même de son investissement par les trois armées anglaises, en septembre 1760, les fortifications de la ville se réduisent à ceci : une muraille de deux à trois pieds d’épaisseur, munie d’une demi-douzaine de canons, un fossé d’enceinte sans eau ; du côté de l’est, un cavalier de tranchée au sommet d’un monticule.

Sur la frontière Richelieu et sur le lac Champlain, où les premiers contacts avec l’ennemi vont s’établir, les défenses coloniales valent-elles mieux ? Au-dessus de Chambly, quatre forts forment comme les vertèbres de cette ligne stratégique : Saint-Jean, l’Ile-aux-Noix, Saint-Frédéric, Carillon. Principal entrepôt sur cette frontière, point d’attache de la petite flotte de transport en cette région, Saint-Jean ne sera jamais qu’un fort indéfendable, faute d’hommes et de temps pour y exécuter les travaux projetés. L’Ile-aux-Noix prend alors l’importance d’un poste stratégique de premier ordre. En cas d’un abandon forcé du lac Champlain, l’Ile opposerait le dernier barrage à l’ennemi vers Montréal. Trop facile à contourner, et en dépit de travaux exécutés, là aussi, à la dernière heure, l’Ile-aux-Noix ne restera qu’un poste assez pitoyable.

Saint-Frédéric, à la porte du lac Champlain, clé de cette route militaire, avant la construction du poste avancé de Carillon, était mal située et mal bâti. Commandé par un rocher voisin, la maçonnerie « n’en pourrait soutenir le choc du boulet ; et les éclats de pierre détruiraient autant de canonniers qu’on y en mettrait ». Montcalm, toujours un peu grincheux, il est vrai, jugeait Carillon, au confluent du lac Champlain et de la décharge du lac Saint-Sacrement, « une mauvaise place ». Le jugement de Montcalm s’accordait ici avec celui de Malartic qui trouvait ce fort bâti en bois de pièce sur pièce, mal pourvu de défense, hors d’état de soutenir un siège. De cinquante-quatre toises sur son plus grand côté, le fort était surtout trop petit. Les bombes ne pouvaient produire qu’un effet terrible dans un carré aussi étroit.

Un autre point stratégique inspire de l’inquiétude, surtout depuis que les Anglais, établis à Chouaguen, menacent de couper en deux l’empire colonial. Ce centre nerveux prendra une telle importance, qu’à l’été de 1759, quelques semaines avant la bataille des Plaines d’Abraham, Vaudreuil dépêchera le chevalier de Lévis avec huit cents hommes à la garde de cette autre clef du pays. Entre temps, l’on avait procédé à la construction d’une sorte de petit boulevard, à la décharge du lac Ontario qu’on appellera la frontière des Rapides. En 1749 le sulpicien Piquet y a déjà fondé, au confluent de l’Osservégatchie et du fleuve, la Présentation, à la fois mission et station militaire.

Les fortifications des Rapides eurent d’abord pour fin, non seulement de protéger Montréal, mais aussi le fort Frontenac : entrepôt des Pays d’en haut et des Lacs, arsenal et port de la petite flotte du lac Ontario. En 1759 les défenses des Rapides, toutes au-dessous des Mille-Iles, avaient pour tête de ligne, la Pointe-au-Baril, trois lieues au-dessus de la Présentation. En 1760 elles se réduisent à un entrepôt sur la Galette, gardé par une quinzaine d’hommes, à une ligne de trois corvettes à la tête de l’Ile Oracointon, au fort de Lévis sur cette île, fort de pièces de bois équarri, à trois bastions garnis chacun de quatre canons, puis, un peu plus bas, aux Iles-aux-Galops, devenues le refuge des sauvages de la Présentation. Dans les derniers temps, le corps de quatre à cinq cents hommes promus à la garde de cette frontière, n’a plus même la moitié de cet effectif.

A l’autre bout du lac Ontario, s’élevait le fort de Niagara, tête d’un autre réseau de fortifications. Par Niagara, en effet, s’effectue la liaison avec la frontière de l’Ohio ou Belle-Rivière. A trente lieues environ, sur la rive méridionale du lac Érié, l’on atteignait le fort dit de la Presqu’Ile ; puis, de ce fort, un portage de quatre lieues conduisait à la Rivière-aux-Bœufs, affluent de l’Ohio, et, de là, au confluent de l’Ohio et de la Monongahéla, emplacement du fort Duquesne. Entre Duquesne et la Presqu’Ile, deux autres forts faisaient étapes : celui de la Rivière-aux-Bœufs, à peu de distance des sources de la rivière, et le fort Machault, au confluent de la Rivière-aux-Boeufs, de la Rivière Alleghany et de l’Ohio, à quarante lieues au-dessus de Duquesne.

Que vaut encore cette autre chaîne de fortifications? Elle est destinée à protéger la riche et vaste région de l’Ohio, la région voisine de la Louisiane ; elle doit disputer aux anglais les Grands Lacs. On se rappelle qu’à l’aide de toutes les cartes canadiennes, La Galissonnière fixait, au sommet des Appalaches, les bornes des possessions anglaises. Selon un mémoire qui parait bien avoir été inspiré par lui, s’il n’est de lui, les bornes naturelles des puissances rivales en Amérique du Nord s’établissaient, à la hauteur des terres, aux sources des rivières qui se déversent dans l’Atlantique, pour les Anglais, et, pour les Français, aux sources des rivières s’en allant vers le Saint-Laurent et vers le Mississipi. Les Grands Lacs, toujours selon La Galissonnière, constituaient le centre du Canada, mais n’en avaient jamais été les limites. Faire droit aux prétentions anglaises sur ces régions, disait-il, « ne tendrait à rien moins qu’à la perte totale du Canada, par la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité d’en conserver le surplus après ce dénombrement ». De Niagara à Duquesne, nous voici donc à beaucoup plus qu’un point névralgique de l’empire ; nous sommes à un point vital.

Cependant, tout le long de cette ligne-frontière, un seul fort peut impressionner l’ennemi : Niagara. Construit en partie en pierre, excellemment fortifié du côté de la terre, avec fossés et bastions garnis de trente canons, le fort Niagara est réputé le plus puissant de la colonie. En revanche le fort de la Rivière-aux-Bœufs et le fort Machault sont moins des forts que des dépôts de vivres et de munitions. Et que dire du fort Duquesne ? Dernier chaînon, au sud-ouest, du système défensif du Canada, point le plus exposé aux coups des Anglais et investi de la garde de l’Ohio, Duquesne restera jusqu’à la fin l’un des plus faibles des forts canadiens. Mal situé, mal bâti, trop petit, on n’a pas encore réussi, en 1758, à le mettre en bon état de défense. C’est à qui renchérira sur l’insuffisance de ce gardien de l’une des marches de l’empire. « Trop petit pour soutenir un siège », écrit Lemercier.

Le fort Duquesne qui a coûté des sommes immenses et qui ne vaut rien, croule de tous côtés», note un jour Montcalm.

En résumé, si l’on excepte Niagara, « nulle place forte dans le pays » ; des « bicoques qu’on appelle forts », faut-il avouer avec Bougainville. Pendant longtemps l’on avait cru les Anglais incapables, par les routes d’alors, de transporter au loin de l’artillerie. Beaucoup de forts avaient été construits en conséquence. Où l’on avait mis du canon, il ne s’y en était trouvé que de petit calibre, pour effrayer tout au plus les sauvages et parer à une surprise. Système de fortifications trop fragile, à la vérité, pour seconder efficacement la tactique de Vaudreuil qui eût voulu occuper l’ennemi au loin, lui imposer des expéditions coûteuses, utiliser sur place les forces indiennes qu’on ne pouvait que difficilement conduire au cœur de la colonie. Système tout aussi incapable de corriger, en faveur des Français, l’inconvénient d’un front de guerre si disproportionné aux forces de la Nouvelle-France, que l’ingénieur Desandrouins pouvait dire: « Jamais pays n’a eu à défendre de plus vastes contrées avec moins d’hommes».

Le transport des vivres et munitions ne démontrait que trop les pernicieux effets du facteur distance. Faute d’une politique d’établissement agricole pratiquée à temps, au moins aux charnières de l’empire, peu de postes, si l’on excepte Michilimakinac, Détroit, le pays des Illinois, et un peu Saint-Frédéric, pouvaient se ravitailler sur place. Il fallait les ravitailler de Montréal. Or, il y a cinquante lieues de Montréal à Saint-Frédéric, cinquante-cinq lieues jusqu’à Carillon. De Montréal à la Galette, encore cinquante lieues. De Montréal au fort Duquesne, deux cent trente lieues. En 1755 le convoi expédié vers la Belle-Rivière n’exigera pas moins de 650 hommes. En 1757, 2,000 Canadiens, parmi les meilleurs combattants, sont employés au transport. En 1758 Vaudreuil a besoin de 3,000 hommes pour le va-et-vient de Frontenac à Niagara. L’on aboutit ainsi à ce paradoxe d’un système de fortifications qui, au lieu de suppléer, par les ressources de l’art, à l’infériorité des effectifs militaires, ne sert qu’à l’affaiblissement de la colonie.

Une autre épreuve pèse, non moins lourdement, sur la colonie : le manque de vivres. On pourrait soutenir cette opinion qu’à ses dernières heures, la Nouvelle-France fut moins vaincue par Wolfe, Murray ou Amherst, que par le général la Famine. Manger est aussi nécessaire à une armée que d’avoir des armes et des munitions. Quelle force ou bravoure peuvent tenir devant la faim ? En temps ordinaire, la production agricole du Canada pouvait s’élever à 800,000 minots de blé. La population en consommait, elle seule, 600,000. C’est dire que, la guerre venue, la colonie ne pouvait faire face à sa subsistance. Les troupes de terre lui ont amené un surplus de 6,000 bouches à nourrir. Les partis de guerre expédiés de tous côtés, chaque hiver, les convois de 2 à 3,000 hommes employés au ravitaillement des postes éloignés, les milliers de sauvages attachés à l’armée, et habitués à ne garder ni mesure ni ménagement ; toutes ces causes réunies vont ajouter à la consommation régulière. Déjà fort mal en point, en 1755, par deux années de mauvaises récoltes, la colonie ne pouvait, non plus, maintenir sa production au rythme normal. Bestiaux négligés ou abattus pour l’armée, culture des terres abandonnée aux femmes, aux enfants, aux vieillards, semences, récoltes, battages des grains expédiés à la hâte, au retour des partis d’hiver, par les miliciens mis en congé temporaire; ainsi va la vie agricole, sous le régime de la mobilisation générale des hommes, qui est celui du pays.

Les approvisionnements de la métropole peuvent seuls combler le déficit colonial en denrées et vivres. La France, c’est justice à lui rendre, fait le possible, les premières années de la guerre, pour ravitailler le Canada. Des secours considérables arrivent à Québec, en 1757, en 1758. Mais, cette dernière année, la prise de Louisbourg vaut à la colonie, le blocus océanique. Déjà les convois de vivres ne prenaient le chemin de l’Amérique que sous l’escorte de navires de guerre. Forte de sa supériorité, la flotte anglaise faisait le guet aux environs de Louisbourg, dans le golfe et dans le fleuve Saint-Laurent, et même jusqu’à la sortie des ports de France. En 1757, sur un convoi de quatorze navires, en route pour le Canada, six avaient été capturés en mer. Après la perte de l’Ile Royale, le mal va s’aggravant. Le Canada connut le commencement de l’asphyxie. Des navires qui quittent les ports de France, heureux ceux qui peuvent atteindre Québec. En 1759 quinze n’en parviennent pas moins à tromper la vigilance anglaise. Le ministre a eu recours à des armateurs étrangers, espagnols, danois, même anglais dont les vaisseaux ont navigué sous pavillon neutre. Artifices qui n’apportent toutefois que de maigres palliatifs à la disette grandissante.

Est-il besoin de dire quelle gêne ressentent de ce manque de vivres les opérations militaires ? Pour Vaudreuil, c’est, chaque année, le problème toujours angoissant et toujours insoluble. Impossible, pour lui, de tracer des plans à l’avance ; impossible, chaque printemps, dans l’attente des vaisseaux de France généralement en retard, impossible de prendre les devants sur l’ennemi. Pour ce vide dans les greniers et les magasins, que de projets ajournés, que de partis de guerre supprimés ! Chaque automne, abandon forcé et presque entier, des positions occupées à l’été, au lac Champlain, aux Rapides ; retour invariable des troupes au cœur de la colonie, pour y prendre leurs quartiers d’hiver, s’y faire nourrir par l’habitant. Allées et venues qui tirent de l’armée des centaines de manœuvres du transport. Faute de vivres toujours, des opérations urgentes, nécessaires, dont dépend parfois le salut de la colonie, sont paralysées, mises en échec.

Il en fut ainsi, par exemple, des travaux de fortification, projetées au-dessous de Québec, pour parer à l’invasion par le fleuve. Pour une bonne part, la disette de vivres força à y renoncer. Le 12 avril 1759, Montcalm écrit dans son journal : « Nous manquons de munitions de guerre, et encore plus de vivres. Il y a de quoi trembler, quand on imagine que, suivant M. le Marquis de Vaudreuil, nous n’avons dans nos divers magasins que de quoi nourrir huit mille hommes pendant un mois, et de quoi nourrir pendant deux, le corps de troupes qui s’assemble vers Niagara à la Belle-Rivière. Il faut espérer que les Anglais nous en laisseront arriver de France ; car, sans cela, nous pourrions périr par le manque de vivres, sans tirer un coup de fusil ». Le spectre de la famine se promène jusque dans les forts. Du fond de la Belle-Rivière, l’on fait savoir qu’on y « craint plus la disette des vivres que les Anglais ». Un mois tout juste avant la bataille des Plaines d’Abraham, on se demande si l’armée aura de quoi manger. Après la chute de Québec, Lévis a projeté d’y bloquer la garnison anglaise ; il aurait voulu l’empêcher de tirer des paroisses du voisinage, rafraîchissements et bois de chauffage. La même disette le contraignit à ne laisser qu’une faible garnison à la Pointe-aux-Trembles. Et encore Bigot ne savait-il comment faire subsister cette avant-garde et la garnison de Jacques-Cartier. Qui ne sait que, sous les murs de Québec, après la victoire de Sainte-Foy, Lévis sera pris dans le dilemme d’avoir à lever le siège de Québec ou d’y manger, en quelques semaines, le peu de vivres de l’armée?

Misères qui laissent entendre quelles privations les troupes et le peuple ont à souffrir. Le régime ordinaire est celui de la ration. On s’y met dès 1757. Peuple et bourgeois auront à se contenter, pour l’hiver, d’un quarteron de pain par jour, sans être assurés de se trouver de la viande. A Québec, cette année-là, l’on désarme cinq navires venus de Brest, faute de vivres à leur fournir pour le retour en France. A Montréal, la souffrance est telle que les esprits tournent à la sédition ; le peuple y excite les soldats. Le chevalier de Lévis doit mater une mutinerie des troupes de la marine, puis même des grenadiers, qui se refusent à manger de la viande de cheval. Pour la même raison, Vaudreuil aura à réprimer une émeute de femmes. Au printemps de 1758, la misère grandit toujours dans les côtes de Québec ; l’habitant y vit d’avoine bouillie. A Montréal, nouvelles émeutes de femmes, mourantes de faim et qui font trembler les hauts fonctionnaires. A Québec, l’émeute éclate au début de janvier 1759. L’intendant veut mettre la population au quarteron. Quatre cents femmes lui arrachent la demi-livre.

Pourquoi faut-il qu’à ces misères s’ajoute la dérision? La pire épreuve du peuple fut de se sentir ou de se croire volé, affamé, par les siens, par les chefs de la colonie. Ici un personnage intervient, envahit la scène : François Bigot. Personnage troublant comme tous ceux dont la légende populaire fait l’incarnation des catastrophes historiques. En Bigot il y a les raffinements et les vices des sociétés prises des mauvais vertiges, qui penchent vers leur fin. L’espace nous fait défaut pour reprendre le procès de cet homme. Il ne manquait ni d’intelligence, ni de savoir-faire. A son arrivée au Canada, il rendit à la comptabilité coloniale ce service appréciable d’y mettre de l’ordre.

Jamais, non plus, par suite de la guerre, intendant de la Nouvelle-France ne se vit tomber sur le dos besogne si accablante ni si compliquée. Prendre à la lettre toutes les dénonciations qui pleuvent alors dans les bureaux de Versailles, serait d’un esprit peu critique. Il y eut, dans la colonie, les profiteurs ; et il y eut aussi ceux qui eussent voulu profiter et qu’on n’admit point au partage. Qu’il faille écarter la part de la charge dans ce qu’ont publié ces mécontents des immenses voleries de la « Grande Société », du triumvirat de Québec et duumvirat de Montréal, rien n’est plus sûr. Bigot vécut d’ailleurs à une époque où les mœurs administratives de la monarchie se montraient fortes tolérantes pour le péculat. On pouvait s’enrichir aux dépens du roi, pourvu qu’on le fît avec discrétion. Ce qui se passait au Canada, se passait, et à la même échelle, à l’Ile-Royale, en Louisiane, aux Antilles. Mais le moins qu’on puisse dire du dernier intendant de la Nouvelle-France, est qu’il manqua singulièrement de discrétion.

Bigot a contre lui d’avoir été un fastueux et un fêtard. Il croyait un peu comme tous ses contemporains, que, pour faire honneur à son rang et au roi, il ne pouvait se dispenser de mener grand train. « Je soutiens noblesse et dignité ; mais je mange mon bien et je frémis pour l’avenir », écrivait Montcalm qui, du 1er avril 1756 au 1er janvier 1758, estimait avoir dépensé 57,000 livres d’argent sec. La table de Bigot, toujours de vingt couverts au moins, lui coûtait, à elle seule, 40,000 livres par an. Il raffole des fines mangeailles. Il avait apporté ici une vaisselle d’argent, d’une façon riche et rare, qu’après la confiscation de ses biens, les plus grands de France se disputeront. Aussitôt finies les opérations militaires et les troupes rentrées dans leurs quartiers d’hiver les fêtes commencent dans la société de la petite capitale grossie des officiers de l’armée. La chronique mondaine devient une chronique de bals et festins. Nulle part, l’on ne s’amuse autant qu’au palais de M. l’intendant. En janvier 1757, alors que le peuple est au quarteron de pain et à la viande de cheval et que la sédition gronde, on donne, chez monsieur Bigot, tous lustres allumés, force festins de quatre-vingts couverts, accompagnés de concerts et de bals. En 1758 on ne retranchera rien à ces extravagances. L’anxiété grandissante sur le sort de la colonie, l’approche des suprêmes malheurs n’inciteront que davantage à s’étourdir. Montcalm qui s’amuse avec les autres, tout en disant s’y ennuyer, note avec désenchantement: «On se divertit, on ne songe à rien, tout va et ira au diable ».

Bigot n’est pas moins connu pour un joueur forcené. Au Canada et dans toutes les colonies, le jeu a pris, à l’époque, les proportions d’une épidémie. En 1757 le roi a dû fulminer, contre cette folie, une ordonnance sévère. Dans la société canadienne, chaque bal est occasion de jeu, surtout chez l’intendant qui donne cet exemple d’obéissance aux ordres du roi. Pourquoi joue-t-il ? Il aime jouer tout autant que brasser des affaires. Et l’on ne sait s’il aime plus le jeu que l’argent ou l’argent pour le jeu. Ce chevalier des cartes et du dé s’est composé une société à son image, non pas une cour de beaux esprits, mais de belles dames, de courtisans et de complices. Et l’on joue avec frénésie, une passion sombre. Toute décence et politesse sont mises de côté. Des subalternes rudoient l’intendant. Ses valets jouent contre lui. En décembre 1757 Montcalm écrit de Québec à Lévis : « II y a eu un jeu si considérable et si fort au-dessus des moyens des particuliers que j’ai cru voir des fous ou, pour mieux dire, des gens qui avoient la fièvre chaude ; car je ne sache pas avoir jamais vu une plus grosse partie, à l’exception de celle du Roi ». Des petits officiers jouent leurs émoluments, se ruinent. Certains coups de dé décident parfois de 900 et même de 1,500 louis. Somme que l’intendant perd une nuit en trois quarts d’heure. Dans le carnaval de 1758 il aura perdu 200,000 francs.

Pareilles prodigalités ou pertes exigent des compensations, des remboursements. Où le grand joueur les prend-il ? Une chose est certaine : le jeu n’a pas réussi à l’appauvrir. Qu’il ait commercé et qu’il y ait réalisé des profits de grand rapace, nous possédons là-dessus ses propres aveux. Pour la seule année de 1759, année de si grande misère pour la plupart des négociants qui, ne recevant rien de France, n’avaient plus rien à vendre, l’heureux Bigot confessait au ministre Berryer, avoir fait, dans le commerce, plus de 600,000 livres. Et l’on pense à la « Grande-Société », dont l’intendant, dans l’opinion publique, serait l’un des profiteurs, sinon l’animateur : société qui oblige l’habitant à vendre à bas prix ses produits, ses bestiaux, et qui les revend au prix fort à l’intendance ; qui envoie ses navires à quinze et vingt lieues en mer, acheter les cargaisons en route pour Québec, et qui se rend ainsi maîtresse du marché colonial ; qui fait acheter par un quidam une prise anglaise à sept cent mille livres et qui la revend au roi deux millions cinq cent mille livres ; qui, dans un pays rationné à l’extrême limite, accomplit le miracle de faire des amas de farines pour les expédier clandestinement aux Iles. Sans doute, autour de M. l’intendant et d’un bout à l’autre de la colonie, chacun pille et grappille. On vole le roi, dans ses propres magasins, dans les postes et les forts, dans les travaux de fortifications, dans les transports de vivres et de munitions, dans les rations des troupes, jusque dans les fournitures de drogues. Des gardes-magasins se livrent à ces pilleries.

Des officiers de l’armée volent comme des mandarins, au dire de Montcalm. L’étrange est que le plus souvent, M. Bigot ne paraisse rien voir. Lui arrive-t-il de s’ouvrir les yeux et de faire quelques exemples ? Les coups ont bien soin d’épargner les grands coupables. Indulgent à soi-même, Bigot ne l’est pas moins à ceux-là qui n’ont que le tort de l’imiter En croirait-on quelques contemporains ? Il serait celui qui, par sa complaisance et ses mauvais exemples, aurait gâté toute la colonie, y aurait déchaîné cette rage de vol et de concussion. Une naïve indulgence serait de faire de lui une victime des hommes de Versailles, un bouc émissaire livré, au dernier moment, à la vindicte publique pour faire oublier les torts et les malheurs de la guerre. Le procès de Bigot débuta en 1756, quatre ans avant la mauvaise tournure des événements. Machault, Moras, Massiac, Berryer, ministre après ministre, lui reprochent les désordres de son administration, refusent d’accepter ses boiteuses explications. Une autre indulgence, tout aussi inadmissible, serait donc de faire de ce François le Magnifique, un Fouquet colonial. Dans un pays où tout le monde s’était mis à grappiller, peut-être ne fût-il que le roi des grappilleurs.

Dans cette perspective d’histoire, les querelles dans le haut commandement, pour pénibles et funestes qu’on les estime, n’ont guère eu les si graves conséquences qu’on leur prête. Querelles classiques entre coloniaux et métropolitains. Querelles qui sévissent à Louisbourg aussi bien qu’à Montréal et à Québec, et qui, à la même époque, n’ont sévi nulle part, avec autant d’aigreur, que dans les colonies anglaises voisines de la Nouvelle-France. Le contact des troupes coloniales et des troupes métropolitaines, observe un historien américain, George Louis Beer, ne fit qu’élargir le fossé entre les deux groupes de la race. Et par une rencontre qui n’a rien de singulier, les sujets de querelle se ressemblent étrangement : disputes à propos de commandement, à propos du rang des officiers, à propos de tactique. Au Canada, si l’on s’en tient toujours aux causes profondes, voyons-y, en outre, des oppositions d’hommes aux nerfs excédés par une tâche aussi épuisante qu’apparemment vaine, vouée à l’inévitable échec ; et surtout des oppositions naturelles de caractère entre deux hommes. Aux côtés de Vaudreuil, le taciturne, calme, pondéré, presque flegmatique, à peine ému, dirait-on, par les plus graves revers, lent, trop lent de décision, Canadien, très canadien de sentiment et quelque trop débonnaire pour les siens, on ne pouvait placer personnage plus en contraste que le bouillant méridional Louis-Joseph de Montcalm. Le général possédait d’admirables qualités de militaire : conception rapide, don d’organisateur et d’entraîneur, affection très humaine pour le soldat, prestige sur ses subordonnés.

L’homme, en revanche, avait plus de nerfs que de raison. D’une extrême mobilité d’esprit et de sentiment, sémillant, impulsif ; on le verra passer d’un extrême à l’autre : de l’optimisme presque candide au pessimisme le plus sombre, et voire, au défaitisme. Il sera l’homme de cœur qui, le 11 septembre 1759, deux jours avant la défaite des Plaines d’Abraham, alors que tant de choses vont au pire, écrit dans sa dernière lettre au chevalier de Lévis : « Nous soutiendrons ». Il est aussi le désenchanté qui, tant de fois, aura laissé tomber dans ses lettres ou dans son journal, des mots comme ceux-ci : « Ah ! Que je vois noir ! » — « Quand est-ce que la pièce que nous jouons en Canada finira ? » — « Colonie perdue si la paix n’arrive point ». — « Ah ! Quand quitterons-nous ce pays ? » — Les malheurs et la prolongation imprévue de la guerre et de l’exil, la conscience accrue chaque jour de jouer une partie désespérée, le contact trop continu avec Vaudreuil, si dissemblable, les lenteurs de l’administration, développeront, en Montcalm, qui se reconnaît lui-même esprit emporté, ce qu’il y avait d’ombrageux, d’irritable, de pointilleux, de persifleur. Nombre de pages de ses lettres et de son journal sont d’un pamphlétaire. Vraiment ce galant officier écrit trop de lettres « à briller ». Il fait trop son petit Saint-Simon, à la recherche constante d’un exutoire pour dégorger sa bile, incapable de retenir un bon mot, une épigramme, si elle lui parait spirituelle, bien tournée. Pour tout dire, trop souvent homme de salon et de salon dix-huitième siècle, qui a autant d’esprit que de légèreté.

Sa tête de Turc est Vaudreuil. C’est à lui qu’il réserve ses pointes les plus sèches, ses moqueries les plus amères. Et, sur la fin, il ne s’agit plus d’innocents persiflages, d’amusements de salon. Les coups de dent et les traits de plume de M. de Montcalm tendent à nous peindre un Vaudreuil bouffi de vanité puérile, mais surtout léthargique, insensible aux pires revers à force d’inconscience, et puis, d’une imprévoyance et d’une impéritie absolue, parfaitement niais. « Il faut lui faire jouer le rôle de général », écrit plaisamment M. de Montcalm, de son chef hiérarchique. Un jour de danger, que la sérénité de Vaudreuil l’a agacé plus que de raison, il raille ce gouverneur «plus ferme qu’un roc» et qui « serait plus inquiet si son dîner retardait d’un quart d’heure». Un autre jour, le 12 juin 1759, que Vaudreuil a fait à Québec, une revue de quelques retranchements: «M. le Marquis de Vaudreuil, gouverneur général et en cette qualité général de l’armée, a fait sa première tournée, il faut bien que la jeunesse s’instruise. Comme il n’avait jamais vu ni camp ni ouvrage, tout lui a paru aussi nouveau qu’amusant. Il a fait des questions singulières. Qu’on s’imagine un aveugle à qui on donne la vue ».

Le gouverneur qui, le 22 mai 1760, à la veille de la marche des Anglais sur Montréal, écrit encore à Lévis: «Quant à moi, je ne vois rien de désespéré; nous persévérerons l’un et l’autre à faire de notre mieux; il faut espérer que la divine Providence bénira enfin nos travaux», Montcalm a trouvé le moyen de nous le décrire, en 1759, sottement résigné à la défaite: «Je crois qu’on sent son ignorance, qu’on compte le pays pris, que les uns en sont bien aises, et qu’ici l’on est content de pouvoir dire:—Si j’avais eu des vivres ». De ces propos et de plus désobligeants, la correspondance de Montcalm et plus encore, la dernière partie de son journal, en sont émaillées. Son journal, il dit l’écrire « pour lui seul »; mais il n’est pas seul à l’écrire. Il prie qu’on brûle ses lettres; mais il s’ouvre indiscrètement à Lévis, à Bourlamaque, à Bougainville, à d’autres ; et ses propos courent si bien salons et garnisons que Vaudreuil n’en ignore rien. M. Chapais trouve à s’indigner de quelques réactions un peu vives de Vaudreuil à l’égard de Montcalm, au lendemain de la mort du général. Mais Vaudreuil, si durement malmené, et qui avait senti se former autour du gouvernement de la colonie, un détestable esprit de fronde, avait-il si grandement tort de retracer à ces sources ce pernicieux esprit et de s’en plaindre ?

Vaudreuil n’était pas un aigle. Par la pondération, le bon sens, il rachetait ce que le talent ne donne pas toujours. Si nous avons pu écrire de Bigot que jamais intendant n’avait assumé, en Nouvelle-France, tâche aussi lourde, il en faut dire autant du dernier gouverneur français de la colonie. Jamais guerre ne s’était faite en Amérique sur un si vaste front et contre des forces aussi considérables et disproportionnées. «A qui n’est pas sorti d’Europe», confiait Bougainville, aux hommes de Versailles, «il n’est pas possible de concevoir quel miracle, et miracle de création, il faut pour faire en Canada une guerre européenne...» Surveiller les opérations depuis l’Acadie jusqu’à Duquesne sur l’Ohio, en passant par les Rapides et Niagara, et depuis Montréal jusqu’à Carillon; voir aux transports par terre et par eau, entre ces divers points, mener la bataille toujours à court d’argent, de vivres et de munitions, calmer le peuple aigri par la faim, par le surmenage, par la hausse vertigineuse des prix, par l’inflation monétaire, déployer toutes les ressources de la diplomatie pour garder attachés à l’alliance française, les cantons iroquois, les Indiens des lacs, ceux de l’Ohio et du Mississipi, alliés plus capricieux, plus chancelants, de jour en jour, devant l’issue douteuse du duel anglo-français ; puis, outre cela, secouer les bureaux de Versailles, mendier, presque à genoux, chaque année, les secours les plus indispensables; répondre aux instances, aux objurgations de M. de Montcalm qui assaille le gouverneur de mémoires et qui exhorte ses amis à faire de même, comme si le chef de la colonie était un magicien à faire sortir les hommes de terre, et à faire pousser les blés au bout de la baguette; telles sont les menues occupations de M.de Vaudreuil.

Et Vaudreuil devra tenir son rôle sans être tout à fait son maître, en des conditions exceptionnelles qui, en fait, ne s’étaient pas renouvelées depuis le temps de M. de Courcelles, alors que M. de Tracy, au lieu et à la place du gouverneur — dont c’était le rôle ordinaire — avait assumé la direction de la guerre iroquoise. Montcalm était resté, selon sa commission, le subordonné du gouverneur. Le gouverneur n’en devait pas moins partager son autorité avec l’ombrageux commandant. Certes, une tâche aussi complexe, aussi harassante, requérait un chef d’envergure, d’esprit fertile en ressources ; il fallait aussi un homme aux nerfs solides, de patience têtue. En l’occurrence, les défauts de Vaudreuil le servirent autant que ses qualités.

Au reste, nous le disions plus haut, ces querelles entre chefs, pour déprimantes qu’elles aient pu paraître au monde des subordonnés, n’eurent point l’effet que l’on a dit, sur les opérations de guerre, ni sur le fatal dénouement des Plaines d’Abraham. Sur ce point, l’on s’épargnerait bien des controverses si l’on voulait se rappeler les consignes du ministre Berryer à Vaudreuil, consignes du 3 février 1759, après le passage de Bougainville à Versailles. Une petite révolution s’opéra dans le haut commandement. D’ordre du ministre, la direction des opérations militaires passa bel et bien de Vaudreuil à Montcalm. Vaudreuil ne devait plus paraître en campagne qu’après avoir consulté le général et en cas d’affaire «absolument décisive».

La fin va venir au milieu de ces tristesses. Quelques journées de soleil d’abord, Chouaguen, Fort George, Carillon, qui vont secouer d’orgueil le petit peuple, mais journées de soleil traversées de nuages lourds. Les frontières croulent les unes après les autres. La Nouvelle-France s’affaisse, comme il arrive à ces organismes mécaniques ou vivants, trop surmenés, trop longtemps distendus et que l’effort disproportionné fait se détraquer dans toutes leurs parties. La première frontière à tomber est la plus vitale, celle de la mer, où l’ennemi, supérieur en forces navales, va naturellement porter ses premiers coups.

Beauséjour était tombé en 1755. En 1758, chute de Louisbourg qui, comme Beauséjour, tombe sans beaucoup de gloire, dans un relent de trahison. Peu de temps après la chute de Louisbourg, premier ébranlement de la frontière de l’ouest, par la chute du Fort Frontenac d’abord, puis, au point le plus faible, sur l’Ohio. Des forces anglaises qui remontent la Belle-Rivière, contraignent à l’évacuation et à l’incendie du Fort Duquesne, et à un repliement sur Machaut. Ainsi, en 1758, l’empire colonial s’effondre à ses deux extrémités. Le blocus océanique devient possible contre Québec; la trouée commence à s’ouvrir vers Montréal.

Nous voici à l’année 1759, la première année fatale. En réponse à Bougainville dépêché en France pour aller dire la détresse de la colonie, Versailles qui ne s’engage qu’à de maigres secours, prescrit une sorte de renversement stratégique : se tenir sur la défensive ; moins songer à tout sauver qu’à conserver un pied en Canada, pour être en état de recouvrer la totalité du pays au traité de paix. Le ministre Berryer ajoute ce mot dont parle Bougainville dans une lettre chiffrée à Montcalm, mot qui « découragerait, s’il était connu» — et qui est, sans doute, qu’on ne « cherchait point à sauver les écuries quand le feu était à la maison». Le 17 juin les Anglais paraissent à l’Ile d’Orléans. La guerre est au cœur de la colonie.

Québec est assiégé. Une seule affaire brillante pendant le siège de la capitale : la journée de Montmorency, le 31 juillet. Dans la nuit du 12 au 13 septembre « coup de tête génial » de Wolfe qui tente de prendre Québec à revers et qui réussit. Défaite des Plaines d’ Abraham et quelques jours plus tard, capitulation de Québec, brûlé, éventré par les bombes anglaises, et qui se rend, sans gloire aussi, sans avoir tiré un seul coup de canon. Quelques jours auparavant l’on avait appris du même coup la retraite de Bourlamaque sur l’Ile-aux-Noix et la chute de Niagara. Sous la pression des 11,000 hommes d’Amherst l’on avait fait sauter Carillon et Saint-Frédéric. Pouchot s’était laissé surprendre à Niagara, alors que de Ligneris, replié sur Machault après l’incendie de Duquesne, était reparti en expédition vers la Belle-Rivière. Tous les pays d’en haut échappaient. La Nouvelle-France se voyait coupée de ses alliés indiens.

Pourtant, avant la suprême agonie, un sursaut héroïque: la victoire de Sainte-Foy. Le 20 avril 1760, le fleuve encore barré ici et là de champs de glace, une petite armée avait commencé à le descendre. Armée misérable, sans rien d’assuré, du côté des vivres, qu’un peu de pain. Les magasins étaient vides. Aux officiers eux-mêmes, l’on n’avait pu donner ni les capotes et marmites, ni les fusils et les épées qu’ils demandaient. Des particuliers ont fourni des draps, des couvertes, etc. Ces gueux de troupiers ont pourtant vaincu à Sainte-Foy. Ils étaient partis faire le siège de Québec. Ils durent lever le siège, parce qu’ils manquaient de vivres, de poudre, parce que leurs canons, de trop mauvaise qualité, crevaient ou ne portaient pas assez loin; parce qu’ils attendaient des secours de France et que les secours vinrent d’Angleterre.

Autour de Montréal s’opère le resserrement final. L’ennemi à grands tours de mains, visse l’écrou. Murray remonte le fleuve, en bateau, insaisissable aux troupes de Lévis qui ne peuvent que le suivre sur les deux rives. Bougainville, cerné et coupé, évacue l’Ile-aux-Noix, le 27 août. Le 30 on met le feu au fort Saint-Jean. Murray mouille à l’Ile-Sainte-Thérèse et y débarque des troupes. A peu près dans les mêmes jours, le 25 août, Ponchot capitule à l’Ile Lévis, aux Rapides, après une résistance brillante qui rachète sa déveine de Niagara. Voici donc l’empire colonial réduit à quelques lieues carrées, à cette île de Montréal qui avait été l’un de ses plus dynamiques foyers de vie.

Le destin de l’Amérique du Nord tournait: il était dit qu’il ne serait pas français. A cette heure, la colonie offre un spectacle de détresse humaine où se donnent rencontre, semble-t-il, toutes les misères physiques et morales. Il y a pis que l’invasion de l’ennemi, pis que les ravages de la famine et des épidémies. Il y a, dans les âmes, l’invasion et les ravages du découragement. Lors de la levée du siège de Québec, les forces françaises et canadiennes se réduisaient déjà à 3 ou 4,000 réguliers et miliciens, manquant d’ailleurs de fusils et de baïonnettes, n’ayant de poudre que pour un combat, sans autres canons que les pièces de campagne prises à l’ennemi à Sainte-Foy et quarante boulets au plus par pièce, soit un total de 312. Dès l’évacuation du Fort Duquesne, et surtout après la reddition de Québec, les sauvages des pays d’en haut ont commencé à se retirer. Le 02 septembre 1760 les sauvages domiciliés consomment l’abandon. Pis encore: Lévis, Bourlamaque, Bougainville voient fondre, impuissants, leurs petits bataillons. Le fléau de la désertion sévit parmi les miliciens et les troupes. Troupiers de France, grenadiers eux-mêmes, quittent les rangs. L’indiscipline devient générale, irrépressible. On déserte, on fuit parce qu’on n’en peut plus de misère, parce qu’on est nu-pieds, officiers sans souliers, parce qu’on est malade, parce qu’on est sans armes, parce qu’on n’a pas de quoi manger.

On fuit parce qu’on est las, las de courir d’une frontière à l’autre, las d’une guerre sans issue ; parce qu’on se sait abandonner de la France; parce que l’esprit du défaitisme a envahi tout le monde, sans excepter la plupart des chefs. On cède à la panique. Des images d’épouvante rapportées de la capitale et de ses environs, par les miliciens et troupiers de retour du siège de Québec, affolent les imaginations : silhouettes de mendiants, de femmes, d’enfants déguenillés et mourants de faim, errant comme des fantômes, sur les routes, dans la côte de Beaupré, sur l’Ile d’Orléans, dans les trente-six lieues de la rive sud brûlées, ravagées par l’Anglais. Murray, impatient d’arriver le premier à Montréal, pour ravir à Amherst l’honneur de la reddition, menace, comme Wolfe, de brûler logis et dépendances des habitants absents de chez eux. Le 22 août le bas de la paroisse de Sorel a flambé. Parmi les miliciens c’est le signal de la débandade.

Le 6 septembre 1760, lorsque Amherst campe à un quart de lieue de Montréal, que Murray a atteint la Longue-Pointe, aux vingt et quelque mille hommes de l’ennemi, munis d’une puissante artillerie, l’armée de Lévis ne peut opposer qu’une petite troupe dérisoire de 2,000 combattants épuisés et découragés. Tous les habitants ont déserté. Les 2,000 n’ont de munitions que pour une affaire de mousqueterie, des vivres pour quinze à vingt jours. Et que vaut le moral du dernier refuge de la colonie ? Envahi par des bandes de fugitifs, Montréal est en proie à une intense surexcitation. Les habitants de la ville ont refusé de prendre les armes. Dans cette atmosphère fiévreuse, Vaudreuil négocie la capitulation définitive. Cette fois en effet, c’est bien la fin. Troja fuit. Une petite armée en loques qui attendait dans les faubourgs et le long des murailles, a demandé les honneurs militaires. Le vainqueur, peu magnanime, les lui a refusés. L’histoire de la Nouvelle-France se ferme sur cette dernière image, d’une tristesse inexprimable.