Misère de nos ancêtres en Nouvelle-France
Misères noires des derniers jours
Pourquoi faut-il qu’à ces misères s’ajoute la dérision ? La pire épreuve du peuple fut de se sentir ou de se croire volé, affamé, par les siens, par les chefs de la colonie. Ici un personnage intervient, envahit la scène: François Bigot.
LA GUERRE de la conquête, au Canada, n’eut rien d’une guerre « fraîche et joyeuse ». Après les succès de 1756, 1757, 1758, succès mêlés de revers, une marée, faite de toutes les misères, s’abat sur la colonie, en nappes froides, irrésistibles. Les données de cette tragédie historique n’ont rien de mystérieux. Effets ordinaires, en politique, des courtes visions, des trop longues négligences. La France a bâti le Canada comme s’il se fût trouvé seul en Amérique du Nord. Cependant, à la vue de tous, un énorme déséquilibre de forces, entre colonies anglaises et colonies françaises, allait s’accentuant, de ce côté-ci de l’Atlantique. Le bon sens eût voulu que la France corrigeât par une assistance de moins en moins parcimonieuse, un déséquilibre qui se faisait de plus en plus menaçant. A l’heure du danger, la métropole, tout à coup éveillée, semble-t-il, déploiera, pour sauver sa colonie, un effort généreux. Les secours expédiés à Québec, aux premières années de la guerre, n’auront que le tort d’arriver presque un siècle trop tard. Encore, cette assistance de la dernière heure, eût-il fallu ne pas se mettre dans l’occasion de la diminuer à mesure que la Nouvelle-France, prise à la gorge, en aurait le plus besoin.
Ce sentiment, je dirais presque cette sensation d’une lutte trop inégale pour n’être pas sans issue, on en trouve, pendant toute cette guerre, l’influence troublante, dans l’âme des colons. Rien n’a plus fait pour les accabler, leur inspirer le défaitisme. La population de la Nouvelle-France ne dépasse point vers 1755, 70,000 âmes. La population des treize colonies du sud s’élève à environ, 1,200,000. « Qu’il arrive une tête à ce grand corps », disait Montcalm, « que devient le Canada ? » Le manque de solidarité nationale entre eux, le manque aussi d’esprit impérial ont jusqu’ici empêché nos voisins de s’armer, de toutes leurs forces, contre l’Indien, les Espagnols ou les Français. La « tête », appréhension de Montcalm, ne surgit point, même à l’époque où nous sommes. Le gouvernement de Londres y supplée par pressions sur les gouverneurs, les législatures coloniales, par promesses de compensations, de subsides généraux. En 1758 les colonies lèvent 25,000 hommes qui purent s’ajouter aux 20,000 de la métropole. La même année, les forces françaises se dénombrent comme suit d’après Montcalm : environ 6,600 hommes de troupes de terre, 3,900 de la marine, 2,800 miliciens. Par malheur, ces forces-ci vont décroître pendant que les autres ne cesseront d’augmenter. Les colonies du sud ne dépasseront pas leurs effectifs de 25,000 hommes ; mais l’Angleterre haussera les siens. En 1759 Bougainville qui surfait trop la part des milices coloniales, établit à 63,000 hommes les forces anglaises. A ce moment-là, le Canada ne peut plus opposer que 3,400 hommes de troupes de terre, 1,200 de la marine, au plus 5 à 6,000 miliciens. Et ces chiffres ne donnent qu’une idée forte incomplète de la force réelle de l’adversaire. II faut faire entrer en ligne de compte, ses ressources en denrées, en bestiaux, « plus de trois cent cinquante lieues de côte ouvertes aux secours d’Europe », la supériorité de son armement, et en particulier, de son artillerie.
Une autre donnée militaire accuse l’infériorité des forces franco-canadiennes : l’immensité du champ de bataille. Le limes de l’empire de la Nouvelle-France, tel qu’il faut le défendre dans cette guerre, se situe, d’un côté, à Louisbourg, au bord de l’Atlantique, puis, de là, en suivant la ligne du Saint-Laurent, aux Grands Lacs et au delà. De cette ligne maîtresse, trois plongées se dirigent vers le sud et le sud-ouest, pour étreindre les contreforts éloignés, et fermer à l’ennemi les voies d’invasion par l’intérieur: voie du Richelieu et du lac Champlain, voie du Saint-Laurent et des Lacs, voie de l’Ohio.
Ces lignes stratégiques, presque illimitées, sont-elles au moins jalonnées, défendues par un solide système de fortifications ? Rien de plus trompeur qu’une simple vue de l’alignement des forteresses ou des forts sur la carte. Louisbourg, que Desandrouins appelait « la porte cochère du Canada », n’est pas le Gibraltar que l’on a coutume de croire. Louisbourg est une sentinelle isolée au bord de l’océan, guettée à Terre-Neuve et à Halifax par l’ennemi. Bâti à coups de millions pour réparer les cessions désastreuses du traité d’Utrecht, c’est-à-dire pour garder, au Canada, sa seule voie respiratoire vers la mer, la « porte cochère » s’acquitte assez mal de sa fonction.
Trop loin du passage de Terre-Neuve, elle ne saurait empêcher une flotte anglaise de se glisser dans le golfe et dans le fleuve, qu’à la condition d’avoir toujours à sa disposition, une escadre française en état de prendre à revers les vaisseaux ennemis. Mais en sa rade située sur une étendue de côtes de quarante-huit lieues et ouvertes à des havres qui lui sont supérieurs pour le mouillage, les vaisseaux du roi ne peuvent même pas hiverner. Louisbourg souffre de ces autres inconvénients d’avoir été pris, une première fois en 1745, par l’Anglais, et de posséder des fortifications encore inachevées. Et la forteresse reste toujours sans arrière-pays français où s’appuyer. Tous les efforts pour attirer la masse des Acadiens à l’Île-Royale sont restés vains ou peu s’en faut. Louisbourg ne peut être ravitaillé que de France et de Québec. Mais Québec est à 500 milles. Entre les deux postes, à peine relève-t-on, sur l’isthme de Shédiac, les trois forts de Beauséjour, de Gaspereau et de Pont-à-Buot, dont le premier seul pourrait opposer quelque résistance sérieuse.
Sur le fleuve, Québec, la capitale, n’a rien, non plus, de la place forte qu’on se figure. Québec est sans fortifications, et « n’en est pas susceptible... Si on ne défend pas les approches, il faut rendre les armes », disait Bougainville au ministre Berryer en 1758. « Les fortifications en sont si ridicules et si mauvaises », jugeait Montcalm, « qu’elle seroit prise aussitôt qu’assiégée ». Point d’autre moyen de défendre la ville, estimait-il, que d’empêcher les ennemis d’en approcher. (1) Le mauvais sort voudra, qu’en dépit de maints avertissements, on croie une invasion par le fleuve improbable, sinon impossible. On compte d’ailleurs sur la flotte française pour la défense de cette partie. Et l’on ne fera rien pour barrer le fleuve aux passages étroits de l’Ile-aux-Coudres, du Cap Tourmente, de la Traverse, en tout cas, rien que d’insuffisant pour l’avoir tenté à la dernière minute.
Détail assez cocasse : les plans de fortifications dressés par l’ingénieur Franquet, à l’usage de la capitale, ne sont pas encore revenus de France en 1757. Ne parlons ni des Trois-Rivières ni de Montréal. Le premier poste qu’on juge moins exposé, ne possède même plus d’enceinte de pieux ; Montréal, grande porte de la colonie, non moins menacée que Québec, était peut-être à l’abri d’un coup de main, mais ne pouvait résister à une décharge d’artillerie. « Ville environnée d’une simple muraille pour la mettre à couvert contre les sauvages, plutôt que contre des troupes », lisons-nous dans un mémoire de l’époque. En 1757 Montréal est encore totalement dénuée d’artillerie. A l’heure même de son investissement par les trois armées anglaises, en septembre 1760, les fortifications de la ville se réduisent à ceci : une muraille de deux à trois pieds d’épaisseur, munie d’une demi-douzaine de canons, un fossé d’enceinte sans eau ; du côté de l’est, un cavalier de tranchée au sommet d’un monticule.
Sur la frontière Richelieu et sur le lac Champlain, où les premiers contacts avec l’ennemi vont s’établir, les défenses coloniales valent-elles mieux ? Au-dessus de Chambly, quatre forts forment comme les vertèbres de cette ligne stratégique : Saint-Jean, l’Ile-aux-Noix, Saint-Frédéric, Carillon. Principal entrepôt sur cette frontière, point d’attache de la petite flotte de transport en cette région, Saint-Jean ne sera jamais qu’un fort indéfendable, faute d’hommes et de temps pour y exécuter les travaux projetés. L’Ile-aux-Noix prend alors l’importance d’un poste stratégique de premier ordre. En cas d’un abandon forcé du lac Champlain, l’Ile opposerait le dernier barrage à l’ennemi vers Montréal. Trop facile à contourner, et en dépit de travaux exécutés, là aussi, à la dernière heure, l’Ile-aux-Noix ne restera qu’un poste assez pitoyable.
Saint-Frédéric, à la porte du lac Champlain, clé de cette route militaire, avant la construction du poste avancé de Carillon, était mal située et mal bâti. Commandé par un rocher voisin, la maçonnerie « n’en pourrait soutenir le choc du boulet ; et les éclats de pierre détruiraient autant de canonniers qu’on y en mettrait ». Montcalm, toujours un peu grincheux, il est vrai, jugeait Carillon, au confluent du lac Champlain et de la décharge du lac Saint-Sacrement, « une mauvaise place ». Le jugement de Montcalm s’accordait ici avec celui de Malartic qui trouvait ce fort bâti en bois de pièce sur pièce, mal pourvu de défense, hors d’état de soutenir un siège. De cinquante-quatre toises sur son plus grand côté, le fort était surtout trop petit. Les bombes ne pouvaient produire qu’un effet terrible dans un carré aussi étroit.
Un autre point stratégique inspire de l’inquiétude, surtout depuis que les Anglais, établis à Chouaguen, menacent de couper en deux l’empire colonial. Ce centre nerveux prendra une telle importance, qu’à l’été de 1759, quelques semaines avant la bataille des Plaines d’Abraham, Vaudreuil dépêchera le chevalier de Lévis avec huit cents hommes à la garde de cette autre clef du pays. Entre temps, l’on avait procédé à la construction d’une sorte de petit boulevard, à la décharge du lac Ontario qu’on appellera la frontière des Rapides. En 1749 le sulpicien Piquet y a déjà fondé, au confluent de l’Osservégatchie et du fleuve, la Présentation, à la fois mission et station militaire.
Les fortifications des Rapides eurent d’abord pour fin, non seulement de protéger Montréal, mais aussi le fort Frontenac : entrepôt des Pays d’en haut et des Lacs, arsenal et port de la petite flotte du lac Ontario. En 1759 les défenses des Rapides, toutes au-dessous des Mille-Iles, avaient pour tête de ligne, la Pointe-au-Baril, trois lieues au-dessus de la Présentation. En 1760 elles se réduisent à un entrepôt sur la Galette, gardé par une quinzaine d’hommes, à une ligne de trois corvettes à la tête de l’Ile Oracointon, au fort de Lévis sur cette île, fort de pièces de bois équarri, à trois bastions garnis chacun de quatre canons, puis, un peu plus bas, aux Iles-aux-Galops, devenues le refuge des sauvages de la Présentation. Dans les derniers temps, le corps de quatre à cinq cents hommes promus à la garde de cette frontière, n’a plus même la moitié de cet effectif.
A l’autre bout du lac Ontario, s’élevait le fort de Niagara, tête d’un autre réseau de fortifications. Par Niagara, en effet, s’effectue la liaison avec la frontière de l’Ohio ou Belle-Rivière. A trente lieues environ, sur la rive méridionale du lac Érié, l’on atteignait le fort dit de la Presqu’Ile ; puis, de ce fort, un portage de quatre lieues conduisait à la Rivière-aux-Bœufs, affluent de l’Ohio, et, de là, au confluent de l’Ohio et de la Monongahéla, emplacement du fort Duquesne. Entre Duquesne et la Presqu’Ile, deux autres forts faisaient étapes : celui de la Rivière-aux-Bœufs, à peu de distance des sources de la rivière, et le fort Machault, au confluent de la Rivière-aux-Boeufs, de la Rivière Alleghany et de l’Ohio, à quarante lieues au-dessus de Duquesne.
Que vaut encore cette autre chaîne de fortifications? Elle est destinée à protéger la riche et vaste région de l’Ohio, la région voisine de la Louisiane ; elle doit disputer aux anglais les Grands Lacs. On se rappelle qu’à l’aide de toutes les cartes canadiennes, La Galissonnière fixait, au sommet des Appalaches, les bornes des possessions anglaises. Selon un mémoire qui parait bien avoir été inspiré par lui, s’il n’est de lui, les bornes naturelles des puissances rivales en Amérique du Nord s’établissaient, à la hauteur des terres, aux sources des rivières qui se déversent dans l’Atlantique, pour les Anglais, et, pour les Français, aux sources des rivières s’en allant vers le Saint-Laurent et vers le Mississipi. Les Grands Lacs, toujours selon La Galissonnière, constituaient le centre du Canada, mais n’en avaient jamais été les limites. Faire droit aux prétentions anglaises sur ces régions, disait-il, « ne tendrait à rien moins qu’à la perte totale du Canada, par la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité d’en conserver le surplus après ce dénombrement ». De Niagara à Duquesne, nous voici donc à beaucoup plus qu’un point névralgique de l’empire ; nous sommes à un point vital.
Cependant, tout le long de cette ligne-frontière, un seul fort peut impressionner l’ennemi : Niagara. Construit en partie en pierre, excellemment fortifié du côté de la terre, avec fossés et bastions garnis de trente canons, le fort Niagara est réputé le plus puissant de la colonie. En revanche le fort de la Rivière-aux-Bœufs et le fort Machault sont moins des forts que des dépôts de vivres et de munitions. Et que dire du fort Duquesne ? Dernier chaînon, au sud-ouest, du système défensif du Canada, point le plus exposé aux coups des Anglais et investi de la garde de l’Ohio, Duquesne restera jusqu’à la fin l’un des plus faibles des forts canadiens. Mal situé, mal bâti, trop petit, on n’a pas encore réussi, en 1758, à le mettre en bon état de défense. C’est à qui renchérira sur l’insuffisance de ce gardien de l’une des marches de l’empire. « Trop petit pour soutenir un siège », écrit Lemercier.
Le fort Duquesne qui a coûté des sommes immenses et qui ne vaut rien, croule de tous côtés», note un jour Montcalm.
En résumé, si l’on excepte Niagara, « nulle place forte dans le pays » ; des « bicoques qu’on appelle forts », faut-il avouer avec Bougainville. Pendant longtemps l’on avait cru les Anglais incapables, par les routes d’alors, de transporter au loin de l’artillerie. Beaucoup de forts avaient été construits en conséquence. Où l’on avait mis du canon, il ne s’y en était trouvé que de petit calibre, pour effrayer tout au plus les sauvages et parer à une surprise. Système de fortifications trop fragile, à la vérité, pour seconder efficacement la tactique de Vaudreuil qui eût voulu occuper l’ennemi au loin, lui imposer des expéditions coûteuses, utiliser sur place les forces indiennes qu’on ne pouvait que difficilement conduire au cœur de la colonie. Système tout aussi incapable de corriger, en faveur des Français, l’inconvénient d’un front de guerre si disproportionné aux forces de la Nouvelle-France, que l’ingénieur Desandrouins pouvait dire: « Jamais pays n’a eu à défendre de plus vastes contrées avec moins d’hommes».
Le transport des vivres et munitions ne démontrait que trop les pernicieux effets du facteur distance. Faute d’une politique d’établissement agricole pratiquée à temps, au moins aux charnières de l’empire, peu de postes, si l’on excepte Michilimakinac, Détroit, le pays des Illinois, et un peu Saint-Frédéric, pouvaient se ravitailler sur place. Il fallait les ravitailler de Montréal. Or, il y a cinquante lieues de Montréal à Saint-Frédéric, cinquante-cinq lieues jusqu’à Carillon. De Montréal à la Galette, encore cinquante lieues. De Montréal au fort Duquesne, deux cent trente lieues. En 1755 le convoi expédié vers la Belle-Rivière n’exigera pas moins de 650 hommes. En 1757, 2,000 Canadiens, parmi les meilleurs combattants, sont employés au transport. En 1758 Vaudreuil a besoin de 3,000 hommes pour le va-et-vient de Frontenac à Niagara. L’on aboutit ainsi à ce paradoxe d’un système de fortifications qui, au lieu de suppléer, par les ressources de l’art, à l’infériorité des effectifs militaires, ne sert qu’à l’affaiblissement de la colonie.
Une autre épreuve pèse, non moins lourdement, sur la colonie : le manque de vivres. On pourrait soutenir cette opinion qu’à ses dernières heures, la Nouvelle-France fut moins vaincue par Wolfe, Murray ou Amherst, que par le général la Famine. Manger est aussi nécessaire à une armée que d’avoir des armes et des munitions. Quelle force ou bravoure peuvent tenir devant la faim ? En temps ordinaire, la production agricole du Canada pouvait s’élever à 800,000 minots de blé. La population en consommait, elle seule, 600,000. C’est dire que, la guerre venue, la colonie ne pouvait faire face à sa subsistance. Les troupes de terre lui ont amené un surplus de 6,000 bouches à nourrir. Les partis de guerre expédiés de tous côtés, chaque hiver, les convois de 2 à 3,000 hommes employés au ravitaillement des postes éloignés, les milliers de sauvages attachés à l’armée, et habitués à ne garder ni mesure ni ménagement ; toutes ces causes réunies vont ajouter à la consommation régulière. Déjà fort mal en point, en 1755, par deux années de mauvaises récoltes, la colonie ne pouvait, non plus, maintenir sa production au rythme normal. Bestiaux négligés ou abattus pour l’armée, culture des terres abandonnée aux femmes, aux enfants, aux vieillards, semences, récoltes, battages des grains expédiés à la hâte, au retour des partis d’hiver, par les miliciens mis en congé temporaire; ainsi va la vie agricole, sous le régime de la mobilisation générale des hommes, qui est celui du pays.
Les approvisionnements de la métropole peuvent seuls combler le déficit colonial en denrées et vivres. La France, c’est justice à lui rendre, fait le possible, les premières années de la guerre, pour ravitailler le Canada. Des secours considérables arrivent à Québec, en 1757, en 1758. Mais, cette dernière année, la prise de Louisbourg vaut à la colonie, le blocus océanique. Déjà les convois de vivres ne prenaient le chemin de l’Amérique que sous l’escorte de navires de guerre. Forte de sa supériorité, la flotte anglaise faisait le guet aux environs de Louisbourg, dans le golfe et dans le fleuve Saint-Laurent, et même jusqu’à la sortie des ports de France. En 1757, sur un convoi de quatorze navires, en route pour le Canada, six avaient été capturés en mer. Après la perte de l’Ile Royale, le mal va s’aggravant. Le Canada connut le commencement de l’asphyxie. Des navires qui quittent les ports de France, heureux ceux qui peuvent atteindre Québec. En 1759 quinze n’en parviennent pas moins à tromper la vigilance anglaise. Le ministre a eu recours à des armateurs étrangers, espagnols, danois, même anglais dont les vaisseaux ont navigué sous pavillon neutre. Artifices qui n’apportent toutefois que de maigres palliatifs à la disette grandissante.
Est-il besoin de dire quelle gêne ressentent de ce manque de vivres les opérations militaires ? Pour Vaudreuil, c’est, chaque année, le problème toujours angoissant et toujours insoluble. Impossible, pour lui, de tracer des plans à l’avance ; impossible, chaque printemps, dans l’attente des vaisseaux de France généralement en retard, impossible de prendre les devants sur l’ennemi. Pour ce vide dans les greniers et les magasins, que de projets ajournés, que de partis de guerre supprimés ! Chaque automne, abandon forcé et presque entier, des positions occupées à l’été, au lac Champlain, aux Rapides ; retour invariable des troupes au cœur de la colonie, pour y prendre leurs quartiers d’hiver, s’y faire nourrir par l’habitant. Allées et venues qui tirent de l’armée des centaines de manœuvres du transport. Faute de vivres toujours, des opérations urgentes, nécessaires, dont dépend parfois le salut de la colonie, sont paralysées, mises en échec.
Il en fut ainsi, par exemple, des travaux de fortification, projetées au-dessous de Québec, pour parer à l’invasion par le fleuve. Pour une bonne part, la disette de vivres força à y renoncer. Le 12 avril 1759, Montcalm écrit dans son journal : « Nous manquons de munitions de guerre, et encore plus de vivres. Il y a de quoi trembler, quand on imagine que, suivant M. le Marquis de Vaudreuil, nous n’avons dans nos divers magasins que de quoi nourrir huit mille hommes pendant un mois, et de quoi nourrir pendant deux, le corps de troupes qui s’assemble vers Niagara à la Belle-Rivière. Il faut espérer que les Anglais nous en laisseront arriver de France ; car, sans cela, nous pourrions périr par le manque de vivres, sans tirer un coup de fusil ». Le spectre de la famine se promène jusque dans les forts. Du fond de la Belle-Rivière, l’on fait savoir qu’on y « craint plus la disette des vivres que les Anglais ». Un mois tout juste avant la bataille des Plaines d’Abraham, on se demande si l’armée aura de quoi manger. Après la chute de Québec, Lévis a projeté d’y bloquer la garnison anglaise ; il aurait voulu l’empêcher de tirer des paroisses du voisinage, rafraîchissements et bois de chauffage. La même disette le contraignit à ne laisser qu’une faible garnison à la Pointe-aux-Trembles. Et encore Bigot ne savait-il comment faire subsister cette avant-garde et la garnison de Jacques-Cartier. Qui ne sait que, sous les murs de Québec, après la victoire de Sainte-Foy, Lévis sera pris dans le dilemme d’avoir à lever le siège de Québec ou d’y manger, en quelques semaines, le peu de vivres de l’armée?
Misères qui laissent entendre quelles privations les troupes et le peuple ont à souffrir. Le régime ordinaire est celui de la ration. On s’y met dès 1757. Peuple et bourgeois auront à se contenter, pour l’hiver, d’un quarteron de pain par jour, sans être assurés de se trouver de la viande. A Québec, cette année-là, l’on désarme cinq navires venus de Brest, faute de vivres à leur fournir pour le retour en France. A Montréal, la souffrance est telle que les esprits tournent à la sédition ; le peuple y excite les soldats. Le chevalier de Lévis doit mater une mutinerie des troupes de la marine, puis même des grenadiers, qui se refusent à manger de la viande de cheval. Pour la même raison, Vaudreuil aura à réprimer une émeute de femmes. Au printemps de 1758, la misère grandit toujours dans les côtes de Québec ; l’habitant y vit d’avoine bouillie. A Montréal, nouvelles émeutes de femmes, mourantes de faim et qui font trembler les hauts fonctionnaires. A Québec, l’émeute éclate au début de janvier 1759. L’intendant veut mettre la population au quarteron. Quatre cents femmes lui arrachent la demi-livre.
Ce sentiment, je dirais presque cette sensation d’une lutte trop inégale pour n’être pas sans issue, on en trouve, pendant toute cette guerre, l’influence troublante, dans l’âme des colons. Rien n’a plus fait pour les accabler, leur inspirer le défaitisme. La population de la Nouvelle-France ne dépasse point vers 1755, 70,000 âmes. La population des treize colonies du sud s’élève à environ, 1,200,000. « Qu’il arrive une tête à ce grand corps », disait Montcalm, « que devient le Canada ? » Le manque de solidarité nationale entre eux, le manque aussi d’esprit impérial ont jusqu’ici empêché nos voisins de s’armer, de toutes leurs forces, contre l’Indien, les Espagnols ou les Français. La « tête », appréhension de Montcalm, ne surgit point, même à l’époque où nous sommes. Le gouvernement de Londres y supplée par pressions sur les gouverneurs, les législatures coloniales, par promesses de compensations, de subsides généraux. En 1758 les colonies lèvent 25,000 hommes qui purent s’ajouter aux 20,000 de la métropole. La même année, les forces françaises se dénombrent comme suit d’après Montcalm : environ 6,600 hommes de troupes de terre, 3,900 de la marine, 2,800 miliciens. Par malheur, ces forces-ci vont décroître pendant que les autres ne cesseront d’augmenter. Les colonies du sud ne dépasseront pas leurs effectifs de 25,000 hommes ; mais l’Angleterre haussera les siens. En 1759 Bougainville qui surfait trop la part des milices coloniales, établit à 63,000 hommes les forces anglaises. A ce moment-là, le Canada ne peut plus opposer que 3,400 hommes de troupes de terre, 1,200 de la marine, au plus 5 à 6,000 miliciens. Et ces chiffres ne donnent qu’une idée forte incomplète de la force réelle de l’adversaire. II faut faire entrer en ligne de compte, ses ressources en denrées, en bestiaux, « plus de trois cent cinquante lieues de côte ouvertes aux secours d’Europe », la supériorité de son armement, et en particulier, de son artillerie.
Une autre donnée militaire accuse l’infériorité des forces franco-canadiennes : l’immensité du champ de bataille. Le limes de l’empire de la Nouvelle-France, tel qu’il faut le défendre dans cette guerre, se situe, d’un côté, à Louisbourg, au bord de l’Atlantique, puis, de là, en suivant la ligne du Saint-Laurent, aux Grands Lacs et au delà. De cette ligne maîtresse, trois plongées se dirigent vers le sud et le sud-ouest, pour étreindre les contreforts éloignés, et fermer à l’ennemi les voies d’invasion par l’intérieur: voie du Richelieu et du lac Champlain, voie du Saint-Laurent et des Lacs, voie de l’Ohio.
Ces lignes stratégiques, presque illimitées, sont-elles au moins jalonnées, défendues par un solide système de fortifications ? Rien de plus trompeur qu’une simple vue de l’alignement des forteresses ou des forts sur la carte. Louisbourg, que Desandrouins appelait « la porte cochère du Canada », n’est pas le Gibraltar que l’on a coutume de croire. Louisbourg est une sentinelle isolée au bord de l’océan, guettée à Terre-Neuve et à Halifax par l’ennemi. Bâti à coups de millions pour réparer les cessions désastreuses du traité d’Utrecht, c’est-à-dire pour garder, au Canada, sa seule voie respiratoire vers la mer, la « porte cochère » s’acquitte assez mal de sa fonction.
Trop loin du passage de Terre-Neuve, elle ne saurait empêcher une flotte anglaise de se glisser dans le golfe et dans le fleuve, qu’à la condition d’avoir toujours à sa disposition, une escadre française en état de prendre à revers les vaisseaux ennemis. Mais en sa rade située sur une étendue de côtes de quarante-huit lieues et ouvertes à des havres qui lui sont supérieurs pour le mouillage, les vaisseaux du roi ne peuvent même pas hiverner. Louisbourg souffre de ces autres inconvénients d’avoir été pris, une première fois en 1745, par l’Anglais, et de posséder des fortifications encore inachevées. Et la forteresse reste toujours sans arrière-pays français où s’appuyer. Tous les efforts pour attirer la masse des Acadiens à l’Île-Royale sont restés vains ou peu s’en faut. Louisbourg ne peut être ravitaillé que de France et de Québec. Mais Québec est à 500 milles. Entre les deux postes, à peine relève-t-on, sur l’isthme de Shédiac, les trois forts de Beauséjour, de Gaspereau et de Pont-à-Buot, dont le premier seul pourrait opposer quelque résistance sérieuse.
Sur le fleuve, Québec, la capitale, n’a rien, non plus, de la place forte qu’on se figure. Québec est sans fortifications, et « n’en est pas susceptible... Si on ne défend pas les approches, il faut rendre les armes », disait Bougainville au ministre Berryer en 1758. « Les fortifications en sont si ridicules et si mauvaises », jugeait Montcalm, « qu’elle seroit prise aussitôt qu’assiégée ». Point d’autre moyen de défendre la ville, estimait-il, que d’empêcher les ennemis d’en approcher. (1) Le mauvais sort voudra, qu’en dépit de maints avertissements, on croie une invasion par le fleuve improbable, sinon impossible. On compte d’ailleurs sur la flotte française pour la défense de cette partie. Et l’on ne fera rien pour barrer le fleuve aux passages étroits de l’Ile-aux-Coudres, du Cap Tourmente, de la Traverse, en tout cas, rien que d’insuffisant pour l’avoir tenté à la dernière minute.
Détail assez cocasse : les plans de fortifications dressés par l’ingénieur Franquet, à l’usage de la capitale, ne sont pas encore revenus de France en 1757. Ne parlons ni des Trois-Rivières ni de Montréal. Le premier poste qu’on juge moins exposé, ne possède même plus d’enceinte de pieux ; Montréal, grande porte de la colonie, non moins menacée que Québec, était peut-être à l’abri d’un coup de main, mais ne pouvait résister à une décharge d’artillerie. « Ville environnée d’une simple muraille pour la mettre à couvert contre les sauvages, plutôt que contre des troupes », lisons-nous dans un mémoire de l’époque. En 1757 Montréal est encore totalement dénuée d’artillerie. A l’heure même de son investissement par les trois armées anglaises, en septembre 1760, les fortifications de la ville se réduisent à ceci : une muraille de deux à trois pieds d’épaisseur, munie d’une demi-douzaine de canons, un fossé d’enceinte sans eau ; du côté de l’est, un cavalier de tranchée au sommet d’un monticule.
Sur la frontière Richelieu et sur le lac Champlain, où les premiers contacts avec l’ennemi vont s’établir, les défenses coloniales valent-elles mieux ? Au-dessus de Chambly, quatre forts forment comme les vertèbres de cette ligne stratégique : Saint-Jean, l’Ile-aux-Noix, Saint-Frédéric, Carillon. Principal entrepôt sur cette frontière, point d’attache de la petite flotte de transport en cette région, Saint-Jean ne sera jamais qu’un fort indéfendable, faute d’hommes et de temps pour y exécuter les travaux projetés. L’Ile-aux-Noix prend alors l’importance d’un poste stratégique de premier ordre. En cas d’un abandon forcé du lac Champlain, l’Ile opposerait le dernier barrage à l’ennemi vers Montréal. Trop facile à contourner, et en dépit de travaux exécutés, là aussi, à la dernière heure, l’Ile-aux-Noix ne restera qu’un poste assez pitoyable.
Saint-Frédéric, à la porte du lac Champlain, clé de cette route militaire, avant la construction du poste avancé de Carillon, était mal située et mal bâti. Commandé par un rocher voisin, la maçonnerie « n’en pourrait soutenir le choc du boulet ; et les éclats de pierre détruiraient autant de canonniers qu’on y en mettrait ». Montcalm, toujours un peu grincheux, il est vrai, jugeait Carillon, au confluent du lac Champlain et de la décharge du lac Saint-Sacrement, « une mauvaise place ». Le jugement de Montcalm s’accordait ici avec celui de Malartic qui trouvait ce fort bâti en bois de pièce sur pièce, mal pourvu de défense, hors d’état de soutenir un siège. De cinquante-quatre toises sur son plus grand côté, le fort était surtout trop petit. Les bombes ne pouvaient produire qu’un effet terrible dans un carré aussi étroit.
Un autre point stratégique inspire de l’inquiétude, surtout depuis que les Anglais, établis à Chouaguen, menacent de couper en deux l’empire colonial. Ce centre nerveux prendra une telle importance, qu’à l’été de 1759, quelques semaines avant la bataille des Plaines d’Abraham, Vaudreuil dépêchera le chevalier de Lévis avec huit cents hommes à la garde de cette autre clef du pays. Entre temps, l’on avait procédé à la construction d’une sorte de petit boulevard, à la décharge du lac Ontario qu’on appellera la frontière des Rapides. En 1749 le sulpicien Piquet y a déjà fondé, au confluent de l’Osservégatchie et du fleuve, la Présentation, à la fois mission et station militaire.
Les fortifications des Rapides eurent d’abord pour fin, non seulement de protéger Montréal, mais aussi le fort Frontenac : entrepôt des Pays d’en haut et des Lacs, arsenal et port de la petite flotte du lac Ontario. En 1759 les défenses des Rapides, toutes au-dessous des Mille-Iles, avaient pour tête de ligne, la Pointe-au-Baril, trois lieues au-dessus de la Présentation. En 1760 elles se réduisent à un entrepôt sur la Galette, gardé par une quinzaine d’hommes, à une ligne de trois corvettes à la tête de l’Ile Oracointon, au fort de Lévis sur cette île, fort de pièces de bois équarri, à trois bastions garnis chacun de quatre canons, puis, un peu plus bas, aux Iles-aux-Galops, devenues le refuge des sauvages de la Présentation. Dans les derniers temps, le corps de quatre à cinq cents hommes promus à la garde de cette frontière, n’a plus même la moitié de cet effectif.
A l’autre bout du lac Ontario, s’élevait le fort de Niagara, tête d’un autre réseau de fortifications. Par Niagara, en effet, s’effectue la liaison avec la frontière de l’Ohio ou Belle-Rivière. A trente lieues environ, sur la rive méridionale du lac Érié, l’on atteignait le fort dit de la Presqu’Ile ; puis, de ce fort, un portage de quatre lieues conduisait à la Rivière-aux-Bœufs, affluent de l’Ohio, et, de là, au confluent de l’Ohio et de la Monongahéla, emplacement du fort Duquesne. Entre Duquesne et la Presqu’Ile, deux autres forts faisaient étapes : celui de la Rivière-aux-Bœufs, à peu de distance des sources de la rivière, et le fort Machault, au confluent de la Rivière-aux-Boeufs, de la Rivière Alleghany et de l’Ohio, à quarante lieues au-dessus de Duquesne.
Que vaut encore cette autre chaîne de fortifications? Elle est destinée à protéger la riche et vaste région de l’Ohio, la région voisine de la Louisiane ; elle doit disputer aux anglais les Grands Lacs. On se rappelle qu’à l’aide de toutes les cartes canadiennes, La Galissonnière fixait, au sommet des Appalaches, les bornes des possessions anglaises. Selon un mémoire qui parait bien avoir été inspiré par lui, s’il n’est de lui, les bornes naturelles des puissances rivales en Amérique du Nord s’établissaient, à la hauteur des terres, aux sources des rivières qui se déversent dans l’Atlantique, pour les Anglais, et, pour les Français, aux sources des rivières s’en allant vers le Saint-Laurent et vers le Mississipi. Les Grands Lacs, toujours selon La Galissonnière, constituaient le centre du Canada, mais n’en avaient jamais été les limites. Faire droit aux prétentions anglaises sur ces régions, disait-il, « ne tendrait à rien moins qu’à la perte totale du Canada, par la difficulté, pour ne pas dire l’impossibilité d’en conserver le surplus après ce dénombrement ». De Niagara à Duquesne, nous voici donc à beaucoup plus qu’un point névralgique de l’empire ; nous sommes à un point vital.
Cependant, tout le long de cette ligne-frontière, un seul fort peut impressionner l’ennemi : Niagara. Construit en partie en pierre, excellemment fortifié du côté de la terre, avec fossés et bastions garnis de trente canons, le fort Niagara est réputé le plus puissant de la colonie. En revanche le fort de la Rivière-aux-Bœufs et le fort Machault sont moins des forts que des dépôts de vivres et de munitions. Et que dire du fort Duquesne ? Dernier chaînon, au sud-ouest, du système défensif du Canada, point le plus exposé aux coups des Anglais et investi de la garde de l’Ohio, Duquesne restera jusqu’à la fin l’un des plus faibles des forts canadiens. Mal situé, mal bâti, trop petit, on n’a pas encore réussi, en 1758, à le mettre en bon état de défense. C’est à qui renchérira sur l’insuffisance de ce gardien de l’une des marches de l’empire. « Trop petit pour soutenir un siège », écrit Lemercier.
Le fort Duquesne qui a coûté des sommes immenses et qui ne vaut rien, croule de tous côtés», note un jour Montcalm.
En résumé, si l’on excepte Niagara, « nulle place forte dans le pays » ; des « bicoques qu’on appelle forts », faut-il avouer avec Bougainville. Pendant longtemps l’on avait cru les Anglais incapables, par les routes d’alors, de transporter au loin de l’artillerie. Beaucoup de forts avaient été construits en conséquence. Où l’on avait mis du canon, il ne s’y en était trouvé que de petit calibre, pour effrayer tout au plus les sauvages et parer à une surprise. Système de fortifications trop fragile, à la vérité, pour seconder efficacement la tactique de Vaudreuil qui eût voulu occuper l’ennemi au loin, lui imposer des expéditions coûteuses, utiliser sur place les forces indiennes qu’on ne pouvait que difficilement conduire au cœur de la colonie. Système tout aussi incapable de corriger, en faveur des Français, l’inconvénient d’un front de guerre si disproportionné aux forces de la Nouvelle-France, que l’ingénieur Desandrouins pouvait dire: « Jamais pays n’a eu à défendre de plus vastes contrées avec moins d’hommes».
Le transport des vivres et munitions ne démontrait que trop les pernicieux effets du facteur distance. Faute d’une politique d’établissement agricole pratiquée à temps, au moins aux charnières de l’empire, peu de postes, si l’on excepte Michilimakinac, Détroit, le pays des Illinois, et un peu Saint-Frédéric, pouvaient se ravitailler sur place. Il fallait les ravitailler de Montréal. Or, il y a cinquante lieues de Montréal à Saint-Frédéric, cinquante-cinq lieues jusqu’à Carillon. De Montréal à la Galette, encore cinquante lieues. De Montréal au fort Duquesne, deux cent trente lieues. En 1755 le convoi expédié vers la Belle-Rivière n’exigera pas moins de 650 hommes. En 1757, 2,000 Canadiens, parmi les meilleurs combattants, sont employés au transport. En 1758 Vaudreuil a besoin de 3,000 hommes pour le va-et-vient de Frontenac à Niagara. L’on aboutit ainsi à ce paradoxe d’un système de fortifications qui, au lieu de suppléer, par les ressources de l’art, à l’infériorité des effectifs militaires, ne sert qu’à l’affaiblissement de la colonie.
Une autre épreuve pèse, non moins lourdement, sur la colonie : le manque de vivres. On pourrait soutenir cette opinion qu’à ses dernières heures, la Nouvelle-France fut moins vaincue par Wolfe, Murray ou Amherst, que par le général la Famine. Manger est aussi nécessaire à une armée que d’avoir des armes et des munitions. Quelle force ou bravoure peuvent tenir devant la faim ? En temps ordinaire, la production agricole du Canada pouvait s’élever à 800,000 minots de blé. La population en consommait, elle seule, 600,000. C’est dire que, la guerre venue, la colonie ne pouvait faire face à sa subsistance. Les troupes de terre lui ont amené un surplus de 6,000 bouches à nourrir. Les partis de guerre expédiés de tous côtés, chaque hiver, les convois de 2 à 3,000 hommes employés au ravitaillement des postes éloignés, les milliers de sauvages attachés à l’armée, et habitués à ne garder ni mesure ni ménagement ; toutes ces causes réunies vont ajouter à la consommation régulière. Déjà fort mal en point, en 1755, par deux années de mauvaises récoltes, la colonie ne pouvait, non plus, maintenir sa production au rythme normal. Bestiaux négligés ou abattus pour l’armée, culture des terres abandonnée aux femmes, aux enfants, aux vieillards, semences, récoltes, battages des grains expédiés à la hâte, au retour des partis d’hiver, par les miliciens mis en congé temporaire; ainsi va la vie agricole, sous le régime de la mobilisation générale des hommes, qui est celui du pays.
Les approvisionnements de la métropole peuvent seuls combler le déficit colonial en denrées et vivres. La France, c’est justice à lui rendre, fait le possible, les premières années de la guerre, pour ravitailler le Canada. Des secours considérables arrivent à Québec, en 1757, en 1758. Mais, cette dernière année, la prise de Louisbourg vaut à la colonie, le blocus océanique. Déjà les convois de vivres ne prenaient le chemin de l’Amérique que sous l’escorte de navires de guerre. Forte de sa supériorité, la flotte anglaise faisait le guet aux environs de Louisbourg, dans le golfe et dans le fleuve Saint-Laurent, et même jusqu’à la sortie des ports de France. En 1757, sur un convoi de quatorze navires, en route pour le Canada, six avaient été capturés en mer. Après la perte de l’Ile Royale, le mal va s’aggravant. Le Canada connut le commencement de l’asphyxie. Des navires qui quittent les ports de France, heureux ceux qui peuvent atteindre Québec. En 1759 quinze n’en parviennent pas moins à tromper la vigilance anglaise. Le ministre a eu recours à des armateurs étrangers, espagnols, danois, même anglais dont les vaisseaux ont navigué sous pavillon neutre. Artifices qui n’apportent toutefois que de maigres palliatifs à la disette grandissante.
Est-il besoin de dire quelle gêne ressentent de ce manque de vivres les opérations militaires ? Pour Vaudreuil, c’est, chaque année, le problème toujours angoissant et toujours insoluble. Impossible, pour lui, de tracer des plans à l’avance ; impossible, chaque printemps, dans l’attente des vaisseaux de France généralement en retard, impossible de prendre les devants sur l’ennemi. Pour ce vide dans les greniers et les magasins, que de projets ajournés, que de partis de guerre supprimés ! Chaque automne, abandon forcé et presque entier, des positions occupées à l’été, au lac Champlain, aux Rapides ; retour invariable des troupes au cœur de la colonie, pour y prendre leurs quartiers d’hiver, s’y faire nourrir par l’habitant. Allées et venues qui tirent de l’armée des centaines de manœuvres du transport. Faute de vivres toujours, des opérations urgentes, nécessaires, dont dépend parfois le salut de la colonie, sont paralysées, mises en échec.
Il en fut ainsi, par exemple, des travaux de fortification, projetées au-dessous de Québec, pour parer à l’invasion par le fleuve. Pour une bonne part, la disette de vivres força à y renoncer. Le 12 avril 1759, Montcalm écrit dans son journal : « Nous manquons de munitions de guerre, et encore plus de vivres. Il y a de quoi trembler, quand on imagine que, suivant M. le Marquis de Vaudreuil, nous n’avons dans nos divers magasins que de quoi nourrir huit mille hommes pendant un mois, et de quoi nourrir pendant deux, le corps de troupes qui s’assemble vers Niagara à la Belle-Rivière. Il faut espérer que les Anglais nous en laisseront arriver de France ; car, sans cela, nous pourrions périr par le manque de vivres, sans tirer un coup de fusil ». Le spectre de la famine se promène jusque dans les forts. Du fond de la Belle-Rivière, l’on fait savoir qu’on y « craint plus la disette des vivres que les Anglais ». Un mois tout juste avant la bataille des Plaines d’Abraham, on se demande si l’armée aura de quoi manger. Après la chute de Québec, Lévis a projeté d’y bloquer la garnison anglaise ; il aurait voulu l’empêcher de tirer des paroisses du voisinage, rafraîchissements et bois de chauffage. La même disette le contraignit à ne laisser qu’une faible garnison à la Pointe-aux-Trembles. Et encore Bigot ne savait-il comment faire subsister cette avant-garde et la garnison de Jacques-Cartier. Qui ne sait que, sous les murs de Québec, après la victoire de Sainte-Foy, Lévis sera pris dans le dilemme d’avoir à lever le siège de Québec ou d’y manger, en quelques semaines, le peu de vivres de l’armée?
Misères qui laissent entendre quelles privations les troupes et le peuple ont à souffrir. Le régime ordinaire est celui de la ration. On s’y met dès 1757. Peuple et bourgeois auront à se contenter, pour l’hiver, d’un quarteron de pain par jour, sans être assurés de se trouver de la viande. A Québec, cette année-là, l’on désarme cinq navires venus de Brest, faute de vivres à leur fournir pour le retour en France. A Montréal, la souffrance est telle que les esprits tournent à la sédition ; le peuple y excite les soldats. Le chevalier de Lévis doit mater une mutinerie des troupes de la marine, puis même des grenadiers, qui se refusent à manger de la viande de cheval. Pour la même raison, Vaudreuil aura à réprimer une émeute de femmes. Au printemps de 1758, la misère grandit toujours dans les côtes de Québec ; l’habitant y vit d’avoine bouillie. A Montréal, nouvelles émeutes de femmes, mourantes de faim et qui font trembler les hauts fonctionnaires. A Québec, l’émeute éclate au début de janvier 1759. L’intendant veut mettre la population au quarteron. Quatre cents femmes lui arrachent la demi-livre.
Pourquoi faut-il qu’à ces misères s’ajoute la dérision? La pire épreuve du peuple fut de se sentir ou de se croire volé, affamé, par les siens, par les chefs de la colonie. Ici un personnage intervient, envahit la scène : François Bigot. Personnage troublant comme tous ceux dont la légende populaire fait l’incarnation des catastrophes historiques. En Bigot il y a les raffinements et les vices des sociétés prises des mauvais vertiges, qui penchent vers leur fin. L’espace nous fait défaut pour reprendre le procès de cet homme. Il ne manquait ni d’intelligence, ni de savoir-faire. A son arrivée au Canada, il rendit à la comptabilité coloniale ce service appréciable d’y mettre de l’ordre.
Jamais, non plus, par suite de la guerre, intendant de la Nouvelle-France ne se vit tomber sur le dos besogne si accablante ni si compliquée. Prendre à la lettre toutes les dénonciations qui pleuvent alors dans les bureaux de Versailles, serait d’un esprit peu critique. Il y eut, dans la colonie, les profiteurs ; et il y eut aussi ceux qui eussent voulu profiter et qu’on n’admit point au partage. Qu’il faille écarter la part de la charge dans ce qu’ont publié ces mécontents des immenses voleries de la « Grande Société », du triumvirat de Québec et duumvirat de Montréal, rien n’est plus sûr. Bigot vécut d’ailleurs à une époque où les mœurs administratives de la monarchie se montraient fortes tolérantes pour le péculat. On pouvait s’enrichir aux dépens du roi, pourvu qu’on le fît avec discrétion. Ce qui se passait au Canada, se passait, et à la même échelle, à l’Ile-Royale, en Louisiane, aux Antilles. Mais le moins qu’on puisse dire du dernier intendant de la Nouvelle-France, est qu’il manqua singulièrement de discrétion.
Bigot a contre lui d’avoir été un fastueux et un fêtard. Il croyait un peu comme tous ses contemporains, que, pour faire honneur à son rang et au roi, il ne pouvait se dispenser de mener grand train. « Je soutiens noblesse et dignité ; mais je mange mon bien et je frémis pour l’avenir », écrivait Montcalm qui, du 1er avril 1756 au 1er janvier 1758, estimait avoir dépensé 57,000 livres d’argent sec. La table de Bigot, toujours de vingt couverts au moins, lui coûtait, à elle seule, 40,000 livres par an. Il raffole des fines mangeailles. Il avait apporté ici une vaisselle d’argent, d’une façon riche et rare, qu’après la confiscation de ses biens, les plus grands de France se disputeront. Aussitôt finies les opérations militaires et les troupes rentrées dans leurs quartiers d’hiver les fêtes commencent dans la société de la petite capitale grossie des officiers de l’armée. La chronique mondaine devient une chronique de bals et festins. Nulle part, l’on ne s’amuse autant qu’au palais de M. l’intendant. En janvier 1757, alors que le peuple est au quarteron de pain et à la viande de cheval et que la sédition gronde, on donne, chez monsieur Bigot, tous lustres allumés, force festins de quatre-vingts couverts, accompagnés de concerts et de bals. En 1758 on ne retranchera rien à ces extravagances. L’anxiété grandissante sur le sort de la colonie, l’approche des suprêmes malheurs n’inciteront que davantage à s’étourdir. Montcalm qui s’amuse avec les autres, tout en disant s’y ennuyer, note avec désenchantement: «On se divertit, on ne songe à rien, tout va et ira au diable ».
Bigot n’est pas moins connu pour un joueur forcené. Au Canada et dans toutes les colonies, le jeu a pris, à l’époque, les proportions d’une épidémie. En 1757 le roi a dû fulminer, contre cette folie, une ordonnance sévère. Dans la société canadienne, chaque bal est occasion de jeu, surtout chez l’intendant qui donne cet exemple d’obéissance aux ordres du roi. Pourquoi joue-t-il ? Il aime jouer tout autant que brasser des affaires. Et l’on ne sait s’il aime plus le jeu que l’argent ou l’argent pour le jeu. Ce chevalier des cartes et du dé s’est composé une société à son image, non pas une cour de beaux esprits, mais de belles dames, de courtisans et de complices. Et l’on joue avec frénésie, une passion sombre. Toute décence et politesse sont mises de côté. Des subalternes rudoient l’intendant. Ses valets jouent contre lui. En décembre 1757 Montcalm écrit de Québec à Lévis : « II y a eu un jeu si considérable et si fort au-dessus des moyens des particuliers que j’ai cru voir des fous ou, pour mieux dire, des gens qui avoient la fièvre chaude ; car je ne sache pas avoir jamais vu une plus grosse partie, à l’exception de celle du Roi ». Des petits officiers jouent leurs émoluments, se ruinent. Certains coups de dé décident parfois de 900 et même de 1,500 louis. Somme que l’intendant perd une nuit en trois quarts d’heure. Dans le carnaval de 1758 il aura perdu 200,000 francs.
Pareilles prodigalités ou pertes exigent des compensations, des remboursements. Où le grand joueur les prend-il ? Une chose est certaine : le jeu n’a pas réussi à l’appauvrir. Qu’il ait commercé et qu’il y ait réalisé des profits de grand rapace, nous possédons là-dessus ses propres aveux. Pour la seule année de 1759, année de si grande misère pour la plupart des négociants qui, ne recevant rien de France, n’avaient plus rien à vendre, l’heureux Bigot confessait au ministre Berryer, avoir fait, dans le commerce, plus de 600,000 livres. Et l’on pense à la « Grande-Société », dont l’intendant, dans l’opinion publique, serait l’un des profiteurs, sinon l’animateur : société qui oblige l’habitant à vendre à bas prix ses produits, ses bestiaux, et qui les revend au prix fort à l’intendance ; qui envoie ses navires à quinze et vingt lieues en mer, acheter les cargaisons en route pour Québec, et qui se rend ainsi maîtresse du marché colonial ; qui fait acheter par un quidam une prise anglaise à sept cent mille livres et qui la revend au roi deux millions cinq cent mille livres ; qui, dans un pays rationné à l’extrême limite, accomplit le miracle de faire des amas de farines pour les expédier clandestinement aux Iles. Sans doute, autour de M. l’intendant et d’un bout à l’autre de la colonie, chacun pille et grappille. On vole le roi, dans ses propres magasins, dans les postes et les forts, dans les travaux de fortifications, dans les transports de vivres et de munitions, dans les rations des troupes, jusque dans les fournitures de drogues. Des gardes-magasins se livrent à ces pilleries.
Des officiers de l’armée volent comme des mandarins, au dire de Montcalm. L’étrange est que le plus souvent, M. Bigot ne paraisse rien voir. Lui arrive-t-il de s’ouvrir les yeux et de faire quelques exemples ? Les coups ont bien soin d’épargner les grands coupables. Indulgent à soi-même, Bigot ne l’est pas moins à ceux-là qui n’ont que le tort de l’imiter En croirait-on quelques contemporains ? Il serait celui qui, par sa complaisance et ses mauvais exemples, aurait gâté toute la colonie, y aurait déchaîné cette rage de vol et de concussion. Une naïve indulgence serait de faire de lui une victime des hommes de Versailles, un bouc émissaire livré, au dernier moment, à la vindicte publique pour faire oublier les torts et les malheurs de la guerre. Le procès de Bigot débuta en 1756, quatre ans avant la mauvaise tournure des événements. Machault, Moras, Massiac, Berryer, ministre après ministre, lui reprochent les désordres de son administration, refusent d’accepter ses boiteuses explications. Une autre indulgence, tout aussi inadmissible, serait donc de faire de ce François le Magnifique, un Fouquet colonial. Dans un pays où tout le monde s’était mis à grappiller, peut-être ne fût-il que le roi des grappilleurs.
Dans cette perspective d’histoire, les querelles dans le haut commandement, pour pénibles et funestes qu’on les estime, n’ont guère eu les si graves conséquences qu’on leur prête. Querelles classiques entre coloniaux et métropolitains. Querelles qui sévissent à Louisbourg aussi bien qu’à Montréal et à Québec, et qui, à la même époque, n’ont sévi nulle part, avec autant d’aigreur, que dans les colonies anglaises voisines de la Nouvelle-France. Le contact des troupes coloniales et des troupes métropolitaines, observe un historien américain, George Louis Beer, ne fit qu’élargir le fossé entre les deux groupes de la race. Et par une rencontre qui n’a rien de singulier, les sujets de querelle se ressemblent étrangement : disputes à propos de commandement, à propos du rang des officiers, à propos de tactique. Au Canada, si l’on s’en tient toujours aux causes profondes, voyons-y, en outre, des oppositions d’hommes aux nerfs excédés par une tâche aussi épuisante qu’apparemment vaine, vouée à l’inévitable échec ; et surtout des oppositions naturelles de caractère entre deux hommes. Aux côtés de Vaudreuil, le taciturne, calme, pondéré, presque flegmatique, à peine ému, dirait-on, par les plus graves revers, lent, trop lent de décision, Canadien, très canadien de sentiment et quelque trop débonnaire pour les siens, on ne pouvait placer personnage plus en contraste que le bouillant méridional Louis-Joseph de Montcalm. Le général possédait d’admirables qualités de militaire : conception rapide, don d’organisateur et d’entraîneur, affection très humaine pour le soldat, prestige sur ses subordonnés.
L’homme, en revanche, avait plus de nerfs que de raison. D’une extrême mobilité d’esprit et de sentiment, sémillant, impulsif ; on le verra passer d’un extrême à l’autre : de l’optimisme presque candide au pessimisme le plus sombre, et voire, au défaitisme. Il sera l’homme de cœur qui, le 11 septembre 1759, deux jours avant la défaite des Plaines d’Abraham, alors que tant de choses vont au pire, écrit dans sa dernière lettre au chevalier de Lévis : « Nous soutiendrons ». Il est aussi le désenchanté qui, tant de fois, aura laissé tomber dans ses lettres ou dans son journal, des mots comme ceux-ci : « Ah ! Que je vois noir ! » — « Quand est-ce que la pièce que nous jouons en Canada finira ? » — « Colonie perdue si la paix n’arrive point ». — « Ah ! Quand quitterons-nous ce pays ? » — Les malheurs et la prolongation imprévue de la guerre et de l’exil, la conscience accrue chaque jour de jouer une partie désespérée, le contact trop continu avec Vaudreuil, si dissemblable, les lenteurs de l’administration, développeront, en Montcalm, qui se reconnaît lui-même esprit emporté, ce qu’il y avait d’ombrageux, d’irritable, de pointilleux, de persifleur. Nombre de pages de ses lettres et de son journal sont d’un pamphlétaire. Vraiment ce galant officier écrit trop de lettres « à briller ». Il fait trop son petit Saint-Simon, à la recherche constante d’un exutoire pour dégorger sa bile, incapable de retenir un bon mot, une épigramme, si elle lui parait spirituelle, bien tournée. Pour tout dire, trop souvent homme de salon et de salon dix-huitième siècle, qui a autant d’esprit que de légèreté.
Sa tête de Turc est Vaudreuil. C’est à lui qu’il réserve ses pointes les plus sèches, ses moqueries les plus amères. Et, sur la fin, il ne s’agit plus d’innocents persiflages, d’amusements de salon. Les coups de dent et les traits de plume de M. de Montcalm tendent à nous peindre un Vaudreuil bouffi de vanité puérile, mais surtout léthargique, insensible aux pires revers à force d’inconscience, et puis, d’une imprévoyance et d’une impéritie absolue, parfaitement niais. « Il faut lui faire jouer le rôle de général », écrit plaisamment M. de Montcalm, de son chef hiérarchique. Un jour de danger, que la sérénité de Vaudreuil l’a agacé plus que de raison, il raille ce gouverneur «plus ferme qu’un roc» et qui « serait plus inquiet si son dîner retardait d’un quart d’heure». Un autre jour, le 12 juin 1759, que Vaudreuil a fait à Québec, une revue de quelques retranchements: «M. le Marquis de Vaudreuil, gouverneur général et en cette qualité général de l’armée, a fait sa première tournée, il faut bien que la jeunesse s’instruise. Comme il n’avait jamais vu ni camp ni ouvrage, tout lui a paru aussi nouveau qu’amusant. Il a fait des questions singulières. Qu’on s’imagine un aveugle à qui on donne la vue ».
Le gouverneur qui, le 22 mai 1760, à la veille de la marche des Anglais sur Montréal, écrit encore à Lévis: «Quant à moi, je ne vois rien de désespéré; nous persévérerons l’un et l’autre à faire de notre mieux; il faut espérer que la divine Providence bénira enfin nos travaux», Montcalm a trouvé le moyen de nous le décrire, en 1759, sottement résigné à la défaite: «Je crois qu’on sent son ignorance, qu’on compte le pays pris, que les uns en sont bien aises, et qu’ici l’on est content de pouvoir dire:—Si j’avais eu des vivres ». De ces propos et de plus désobligeants, la correspondance de Montcalm et plus encore, la dernière partie de son journal, en sont émaillées. Son journal, il dit l’écrire « pour lui seul »; mais il n’est pas seul à l’écrire. Il prie qu’on brûle ses lettres; mais il s’ouvre indiscrètement à Lévis, à Bourlamaque, à Bougainville, à d’autres ; et ses propos courent si bien salons et garnisons que Vaudreuil n’en ignore rien. M. Chapais trouve à s’indigner de quelques réactions un peu vives de Vaudreuil à l’égard de Montcalm, au lendemain de la mort du général. Mais Vaudreuil, si durement malmené, et qui avait senti se former autour du gouvernement de la colonie, un détestable esprit de fronde, avait-il si grandement tort de retracer à ces sources ce pernicieux esprit et de s’en plaindre ?
Vaudreuil n’était pas un aigle. Par la pondération, le bon sens, il rachetait ce que le talent ne donne pas toujours. Si nous avons pu écrire de Bigot que jamais intendant n’avait assumé, en Nouvelle-France, tâche aussi lourde, il en faut dire autant du dernier gouverneur français de la colonie. Jamais guerre ne s’était faite en Amérique sur un si vaste front et contre des forces aussi considérables et disproportionnées. «A qui n’est pas sorti d’Europe», confiait Bougainville, aux hommes de Versailles, «il n’est pas possible de concevoir quel miracle, et miracle de création, il faut pour faire en Canada une guerre européenne...» Surveiller les opérations depuis l’Acadie jusqu’à Duquesne sur l’Ohio, en passant par les Rapides et Niagara, et depuis Montréal jusqu’à Carillon; voir aux transports par terre et par eau, entre ces divers points, mener la bataille toujours à court d’argent, de vivres et de munitions, calmer le peuple aigri par la faim, par le surmenage, par la hausse vertigineuse des prix, par l’inflation monétaire, déployer toutes les ressources de la diplomatie pour garder attachés à l’alliance française, les cantons iroquois, les Indiens des lacs, ceux de l’Ohio et du Mississipi, alliés plus capricieux, plus chancelants, de jour en jour, devant l’issue douteuse du duel anglo-français ; puis, outre cela, secouer les bureaux de Versailles, mendier, presque à genoux, chaque année, les secours les plus indispensables; répondre aux instances, aux objurgations de M. de Montcalm qui assaille le gouverneur de mémoires et qui exhorte ses amis à faire de même, comme si le chef de la colonie était un magicien à faire sortir les hommes de terre, et à faire pousser les blés au bout de la baguette; telles sont les menues occupations de M.de Vaudreuil.
Et Vaudreuil devra tenir son rôle sans être tout à fait son maître, en des conditions exceptionnelles qui, en fait, ne s’étaient pas renouvelées depuis le temps de M. de Courcelles, alors que M. de Tracy, au lieu et à la place du gouverneur — dont c’était le rôle ordinaire — avait assumé la direction de la guerre iroquoise. Montcalm était resté, selon sa commission, le subordonné du gouverneur. Le gouverneur n’en devait pas moins partager son autorité avec l’ombrageux commandant. Certes, une tâche aussi complexe, aussi harassante, requérait un chef d’envergure, d’esprit fertile en ressources ; il fallait aussi un homme aux nerfs solides, de patience têtue. En l’occurrence, les défauts de Vaudreuil le servirent autant que ses qualités.
Au reste, nous le disions plus haut, ces querelles entre chefs, pour déprimantes qu’elles aient pu paraître au monde des subordonnés, n’eurent point l’effet que l’on a dit, sur les opérations de guerre, ni sur le fatal dénouement des Plaines d’Abraham. Sur ce point, l’on s’épargnerait bien des controverses si l’on voulait se rappeler les consignes du ministre Berryer à Vaudreuil, consignes du 3 février 1759, après le passage de Bougainville à Versailles. Une petite révolution s’opéra dans le haut commandement. D’ordre du ministre, la direction des opérations militaires passa bel et bien de Vaudreuil à Montcalm. Vaudreuil ne devait plus paraître en campagne qu’après avoir consulté le général et en cas d’affaire «absolument décisive».
La fin va venir au milieu de ces tristesses. Quelques journées de soleil d’abord, Chouaguen, Fort George, Carillon, qui vont secouer d’orgueil le petit peuple, mais journées de soleil traversées de nuages lourds. Les frontières croulent les unes après les autres. La Nouvelle-France s’affaisse, comme il arrive à ces organismes mécaniques ou vivants, trop surmenés, trop longtemps distendus et que l’effort disproportionné fait se détraquer dans toutes leurs parties. La première frontière à tomber est la plus vitale, celle de la mer, où l’ennemi, supérieur en forces navales, va naturellement porter ses premiers coups.
Beauséjour était tombé en 1755. En 1758, chute de Louisbourg qui, comme Beauséjour, tombe sans beaucoup de gloire, dans un relent de trahison. Peu de temps après la chute de Louisbourg, premier ébranlement de la frontière de l’ouest, par la chute du Fort Frontenac d’abord, puis, au point le plus faible, sur l’Ohio. Des forces anglaises qui remontent la Belle-Rivière, contraignent à l’évacuation et à l’incendie du Fort Duquesne, et à un repliement sur Machaut. Ainsi, en 1758, l’empire colonial s’effondre à ses deux extrémités. Le blocus océanique devient possible contre Québec; la trouée commence à s’ouvrir vers Montréal.
Nous voici à l’année 1759, la première année fatale. En réponse à Bougainville dépêché en France pour aller dire la détresse de la colonie, Versailles qui ne s’engage qu’à de maigres secours, prescrit une sorte de renversement stratégique : se tenir sur la défensive ; moins songer à tout sauver qu’à conserver un pied en Canada, pour être en état de recouvrer la totalité du pays au traité de paix. Le ministre Berryer ajoute ce mot dont parle Bougainville dans une lettre chiffrée à Montcalm, mot qui « découragerait, s’il était connu» — et qui est, sans doute, qu’on ne « cherchait point à sauver les écuries quand le feu était à la maison». Le 17 juin les Anglais paraissent à l’Ile d’Orléans. La guerre est au cœur de la colonie.
Québec est assiégé. Une seule affaire brillante pendant le siège de la capitale : la journée de Montmorency, le 31 juillet. Dans la nuit du 12 au 13 septembre « coup de tête génial » de Wolfe qui tente de prendre Québec à revers et qui réussit. Défaite des Plaines d’ Abraham et quelques jours plus tard, capitulation de Québec, brûlé, éventré par les bombes anglaises, et qui se rend, sans gloire aussi, sans avoir tiré un seul coup de canon. Quelques jours auparavant l’on avait appris du même coup la retraite de Bourlamaque sur l’Ile-aux-Noix et la chute de Niagara. Sous la pression des 11,000 hommes d’Amherst l’on avait fait sauter Carillon et Saint-Frédéric. Pouchot s’était laissé surprendre à Niagara, alors que de Ligneris, replié sur Machault après l’incendie de Duquesne, était reparti en expédition vers la Belle-Rivière. Tous les pays d’en haut échappaient. La Nouvelle-France se voyait coupée de ses alliés indiens.
Pourtant, avant la suprême agonie, un sursaut héroïque: la victoire de Sainte-Foy. Le 20 avril 1760, le fleuve encore barré ici et là de champs de glace, une petite armée avait commencé à le descendre. Armée misérable, sans rien d’assuré, du côté des vivres, qu’un peu de pain. Les magasins étaient vides. Aux officiers eux-mêmes, l’on n’avait pu donner ni les capotes et marmites, ni les fusils et les épées qu’ils demandaient. Des particuliers ont fourni des draps, des couvertes, etc. Ces gueux de troupiers ont pourtant vaincu à Sainte-Foy. Ils étaient partis faire le siège de Québec. Ils durent lever le siège, parce qu’ils manquaient de vivres, de poudre, parce que leurs canons, de trop mauvaise qualité, crevaient ou ne portaient pas assez loin; parce qu’ils attendaient des secours de France et que les secours vinrent d’Angleterre.
Autour de Montréal s’opère le resserrement final. L’ennemi à grands tours de mains, visse l’écrou. Murray remonte le fleuve, en bateau, insaisissable aux troupes de Lévis qui ne peuvent que le suivre sur les deux rives. Bougainville, cerné et coupé, évacue l’Ile-aux-Noix, le 27 août. Le 30 on met le feu au fort Saint-Jean. Murray mouille à l’Ile-Sainte-Thérèse et y débarque des troupes. A peu près dans les mêmes jours, le 25 août, Ponchot capitule à l’Ile Lévis, aux Rapides, après une résistance brillante qui rachète sa déveine de Niagara. Voici donc l’empire colonial réduit à quelques lieues carrées, à cette île de Montréal qui avait été l’un de ses plus dynamiques foyers de vie.
Le destin de l’Amérique du Nord tournait: il était dit qu’il ne serait pas français. A cette heure, la colonie offre un spectacle de détresse humaine où se donnent rencontre, semble-t-il, toutes les misères physiques et morales. Il y a pis que l’invasion de l’ennemi, pis que les ravages de la famine et des épidémies. Il y a, dans les âmes, l’invasion et les ravages du découragement. Lors de la levée du siège de Québec, les forces françaises et canadiennes se réduisaient déjà à 3 ou 4,000 réguliers et miliciens, manquant d’ailleurs de fusils et de baïonnettes, n’ayant de poudre que pour un combat, sans autres canons que les pièces de campagne prises à l’ennemi à Sainte-Foy et quarante boulets au plus par pièce, soit un total de 312. Dès l’évacuation du Fort Duquesne, et surtout après la reddition de Québec, les sauvages des pays d’en haut ont commencé à se retirer. Le 02 septembre 1760 les sauvages domiciliés consomment l’abandon. Pis encore: Lévis, Bourlamaque, Bougainville voient fondre, impuissants, leurs petits bataillons. Le fléau de la désertion sévit parmi les miliciens et les troupes. Troupiers de France, grenadiers eux-mêmes, quittent les rangs. L’indiscipline devient générale, irrépressible. On déserte, on fuit parce qu’on n’en peut plus de misère, parce qu’on est nu-pieds, officiers sans souliers, parce qu’on est malade, parce qu’on est sans armes, parce qu’on n’a pas de quoi manger.
On fuit parce qu’on est las, las de courir d’une frontière à l’autre, las d’une guerre sans issue ; parce qu’on se sait abandonner de la France; parce que l’esprit du défaitisme a envahi tout le monde, sans excepter la plupart des chefs. On cède à la panique. Des images d’épouvante rapportées de la capitale et de ses environs, par les miliciens et troupiers de retour du siège de Québec, affolent les imaginations : silhouettes de mendiants, de femmes, d’enfants déguenillés et mourants de faim, errant comme des fantômes, sur les routes, dans la côte de Beaupré, sur l’Ile d’Orléans, dans les trente-six lieues de la rive sud brûlées, ravagées par l’Anglais. Murray, impatient d’arriver le premier à Montréal, pour ravir à Amherst l’honneur de la reddition, menace, comme Wolfe, de brûler logis et dépendances des habitants absents de chez eux. Le 22 août le bas de la paroisse de Sorel a flambé. Parmi les miliciens c’est le signal de la débandade.
Le 6 septembre 1760, lorsque Amherst campe à un quart de lieue de Montréal, que Murray a atteint la Longue-Pointe, aux vingt et quelque mille hommes de l’ennemi, munis d’une puissante artillerie, l’armée de Lévis ne peut opposer qu’une petite troupe dérisoire de 2,000 combattants épuisés et découragés. Tous les habitants ont déserté. Les 2,000 n’ont de munitions que pour une affaire de mousqueterie, des vivres pour quinze à vingt jours. Et que vaut le moral du dernier refuge de la colonie ? Envahi par des bandes de fugitifs, Montréal est en proie à une intense surexcitation. Les habitants de la ville ont refusé de prendre les armes. Dans cette atmosphère fiévreuse, Vaudreuil négocie la capitulation définitive. Cette fois en effet, c’est bien la fin. Troja fuit. Une petite armée en loques qui attendait dans les faubourgs et le long des murailles, a demandé les honneurs militaires. Le vainqueur, peu magnanime, les lui a refusés. L’histoire de la Nouvelle-France se ferme sur cette dernière image, d’une tristesse inexprimable.
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