dimanche 3 novembre 2013

Louis XIV - Gragonnades - Les Hughenots - Nos ancêtres protestants en France, les galères, suite 6

Louis XIV - Gragonnades - Les Hughenots - Nos ancêtres protestants en France, les galères, suite 6


Mascarenc, arrêté à trente ou quarante lieues de la frontière, fut plus heureux; condamné aux galères par le parlement de Toulouse, il interjeta appel de l'arrêt, et, après deux années d'emprisonnement, on le tira de son cachot, et, placé dans une chaise à porteurs, les yeux bandés, il fut conduit, non aux galères, mais à la frontière avec ordre de ne jamais rentrer en France.

Comme il se faisait un grand commerce de faux passeports, le gouvernement se montra impitoyable pour les vendeurs de ces faux passeports et fit pendre tous ceux qu'il découvrit; des fonctionnaires complaisants en vendirent de vrais à beaux deniers comptants, mais le plus souvent c'était avec des passeports délivrés régulièrement à des catholiques que les huguenots franchissaient impunément la frontière. Mme de la Chesnaye, ayant le passeport d'une servante catholique fort couperosée, était obligée, pour répondre au signalement de ce passeport, de se frotter tous les matins le visage avec des orties. Chauguyon et ses compagnons voyageaient avec un passeport délivré par le gouverneur de Sedan à des marchands catholiques se rendant à Liège ; avec ce passeport ils franchirent un premier poste de garde-frontières, mais ils furent arrêtés par un second plus soupçonneux. Les surveillants étaient, du reste, toujours en crainte d'avoir laissé passer des fugitifs avec un passeport faux ou emprunté et c'est cette crainte qui assura le succès de la ruse employée par M. de Fromont, officier aux gardes.

Accompagné de quelques religionnaires, déguisés en soldats, il se présente à la porte d'une ville frontière et demande si quelques personnes n'ont point déjà passé. Oui, répond le garde, et avec de bons passeports. Ils étaient faux! s'écrie Fromont et j'ai ordre de poursuivre les fugitifs ! Sur ce il se précipite avec ses compagnons, et on les laisse tranquillement passer. Pour passer à l'étranger, sous un prétexte ou sous un autre, des religionnaires obtenaient qu'on leur délivrât un passeport; ainsi le seigneur de Bourges, maître de camp, grâce au certificat que lui délivre un médecin de ses amis, obtient un passeport pour aller aux eaux d'Aix-la-Chapelle, soigner sa prétendue maladie ; la frontière passée, il va se fixer en Hollande. Pour éviter de semblables surprises, on ne délivre plus de passeports que sur l'avis conforme de l'évêque et de l'intendant, et l'on exige de celui qui l'obtient, le dépôt d'une somme importante, comme caution de retour. On en vint à mettre, pour ainsi dire, le commerce en interdit, en obligeant les négociants à acheter la permission de monter sur leurs navires pour aller trafiquer à l'étranger, au prix de dix, vingt ou trente mille livres. La caution n'était pas toujours, quel que fût son chiffre, une garantie absolue de retour; ainsi le célèbre voyageur Tavernier ayant dû acheter 50 000 livres la permission d'aller passer un mois en Suisse, fit le sacrifice de là caution qu'il avait déposée et ne repassa jamais la frontière.

On veut obliger les huguenots; à se faire les inspecteurs de leurs familles et les garants de leur résidence en France. Un raffineur de Nantes, dont la femme ne paraissait pas depuis quelque temps, est obligé de donner caution de mille livres que sa femme reviendra dans le délai d'un mois. Le préfet de police d'Argenson, ne consent à faire sortir de la Bastille Foisin, emprisonné comme opiniâtre, que s'il se résigne à déposer deux cent mille livres de valeurs, comme garantie que, ni sa femme, ni ses enfants ne passeront à l'étranger. D'Argenson conseille d'attribuer l'emprisonnement de Foisin à cette cause qu'il aurait été présumé complice de l'évasion de sa fille. Il ne serait pas inutile, ajoute-t-il, que les protestants, appréhendant de se voir ainsi impliqués et punis pour les fautes de leurs proches, ne se crussent obligés de les en détourner et ne devinssent ainsi les inspecteurs les uns des autres.

A Metz, dit Olry, on rendait les pères responsables de leurs enfants, on mit dans les prisons de la ville plusieurs pères, gens honorables, voulant qu'ils fissent revenir leurs enfants. A Rouen, de Colleville, conseiller au parlement, fut emprisonné comme soupçonné de savoir le lieu de retraite de ses filles.

Non seulement on tentait d'obliger les parents à faire revenir leurs enfants lorsqu'ils les avaient mis à couvert, mais encore, on retenait les familles à domicile, sous la surveillance ombrageuse de l'administration et du clergé, pour pouvoir prévenir tout projet d'émigration. Dès le lendemain de l'édit de révocation, Fénélon, policier émérite, conseillait à Seignelai de veiller sur les changements de domicile des huguenots, lorsqu'ils ne seraient pas fondés sur quelque nécessité manifeste. En 1699, pour faciliter cette surveillance, une déclaration interdit aux huguenots de changer de résidence sans en avoir obtenu la permission par écrit ; cette permission fixait l'itinéraire à suivre, et si l'on s'en écartait, on était bien vite arrêté.

Le plus simple déplacement temporaire était suspect, et le clergé le signalait. Ainsi, en 1686, Fénélon recommande à Seignelai de renforcer la garde de la rivière de Bordeaux; tous ceux qui veulent s'enfuir allant passer par là sous prétexte de procès, et ayant lieu de craindre qu'il parte un grand nombre de huguenots, par les vaisseaux hollandais qui commencent à venir pour la foire de mars à Bordeaux.


Ce qui était encore plus dangereux, pour les huguenots voulant s'enfuir, que l'inquisitoriale surveillance du clergé, c'étaient les faux frères, qui, à l'étranger et en France, servaient d'espions à l'administration.

L'ambassadeur d'Avaux entretenait en Hollande de nombreux espions parmi les réfugiés, et, grâce à eux, il pouvait prévenir le gouvernement des projets d'émigration que tel ou tel huguenot méditait et dont il avait fait part à ses parents ou à ses amis émigrés. Tillières, un des meilleurs espions de d'Avaux, le prévient un jour qu'un riche libraire de Lyon a fait passer cent mille francs à son frère et se prépare à le rejoindre en Hollande; un autre jour, il lui annonce que Mme Millière vient de vendre une terre 24 000 livres et qu'elle doit incessamment partir, emportant

La moitié de cette somme qu'elle a reçue comptant; une autre fois, enfin, il lui donne avis qu'une troupe de 500 huguenots environ doit partir de Jarnac pour Royan et s'embarquera sur un vaisseau qui devra se trouver à quelques lieues de là, au bourg de Saint-Georges.


Les espions n'étaient pas moins nombreux en France ; moyennant une pension de cent livres qu'il servait à l'ancien ministre Dumas, Bâville connaissait la plupart des projets des huguenots du Languedoc; à Paris de nombreux espions tenaient le préfet de police au courant de ce qui se passait dans les familles huguenotes; en Saintonge, Fénélon se servait, pour espionner les nouveaux convertis, du ministre Bernon, dont il tenait la conversion secrète, et il conseillait à Seignelai de donner des pensions secrètes aux chefs huguenots par lesquels on saurait bien des choses, disait-il.

En dehors des espions attitrés, les huguenots avaient à craindre encore la trahison de leurs prétendus amis ou de leurs parents, lesquels, par intérêt, ou pour mériter les bonnes grâces d'un protecteur catholique, n'hésitaient pas parfois à les dénoncer. Deux jeunes gens de Bergerac confient leurs projets de fuite à un officier de leurs amis qui avait épousé une protestante de leur pays, ils lui content qu'ils doivent se déguiser en officiers, prendre telle route et sortir par tel point de la frontière. Cet officier, pour se faire bien voir de la Vrillière, à qui il réclamait la levée du séquestre mis sur les biens des frères huguenots de sa femme, donne à ce ministre toutes les indications nécessaires pour faire prendre ses amis trop confiants, et ceux-ci sont arrêtés au moment de franchir la frontière. Un faux frère demande à sa parente, madame du Chail, de lui fournir les moyens de passer à l'étranger; celle-ci lui fait donner, par un de ses amis, des lettres de recommandation pour la Hollande, et, par une demoiselle huguenote, l'argent nécessaire pour faire le voyage. Le misérable les dénonce tous trois et les fait arrêter.

Dès le mois d'octobre 1685, une ordonnance avait enjoint aux religionnaires, qui n'étaient pas habitués à Paris depuis plus d'un an, de retourner au lieu ordinaire de leur demeure, mais les huguenots n'en continuent pas moins à affluer à Paris, où, perdus dans la foule, il était moins facile de les surveiller, si bien qu'en 1702 le préfet de police d'Argenson, à l'occasion d'une vieille protestante que l'évêque de Blois lui dénonce comme étant partie depuis plusieurs jours pour y rejoindre son fils qui y est venu, sans y avoir aucune affaire, écrit : Il est fâcheux que Paris devienne l'asile et l'entrepôt des protestants inquiets qui n'aiment pas à se faire instruire, et qui veulent se mettre à couvert d'une inquisition qui leur parait trop exacte. »


C'est que ces protestants inquiets, en dépit des espions, trouvaient là plus de facilité à préparer leur fuite.

Il y avait à Paris d'habiles spéculateurs qui savaient déjouer la surveillance des agents du gouvernement, et qui avaient organisé un service régulier d'émigration. Ils confiaient les fugitifs à des guides expérimentés, connaissant les dangers du voyage et sachant les éviter habilement; les fugitifs, passant de main en main, et d'étape en étape, arrivaient presque toujours à franchir heureusement la frontière.


Une note de police, trouvée dans les papiers de la Reynie, donne les détails suivants sur le service parisien de l’émigration :


« Pour sortir de Paris, les réformés, c'est les jours de marché à minuit à cause de la commodité des barrières que l'on ouvre plus facilement que les autres jours, et ils arrivent devant le jour, proche Senlis qu'ils laissent à main gauche. Il en est d'autres qui vont jusqu'à Saint-Quentin, et qui n'y entrent que les jours de marché, dans la confusion du moment. Et, y étant, ils ont une maison de rendez-vous où ils se retirent, et où les guides les viennent prendre. Pour les faire sortir, ils les habillent en paysans ou paysannes, menant devant eux des bêtes asines. Ils se détournent du chemin et des guides, qui sont ordinairement deux ou trois. L'un va devant pour passer, et, s'il ne rencontre personne, l'autre suit; s'il rencontre du monde, l'autre qui suit voit et entend parler, et, suivant ce qu'il voit et entend de mauvais, il retourne sur ses pas trouver les huguenots, et ils les mènent par un autre passage. »

C'étaient en général des huguenots appartenant à la riche bourgeoisie qui venaient résider à Paris pour attendre l'occasion de prendre le chemin de l'étranger.

Mais ce n'était point par Paris que passait le gros de l'émigration, le plus grand nombre de ceux qui voulaient gagner les pays étrangers, partaient de chez eux, pour se rendre directement au point du littoral ou de la frontière de terre (souvent fort éloignée du Lieu de leur résidence), qu'ils avaient choisi pour y opérer leur sortie du royaume.


Quand ils étaient parvenus à sortir de chez eux, sans avoir attiré l'attention de leurs voisins, il leur fallait user d'habiletés infinies pour éviter les dangers renaissants à chaque pas du ,voyage. Il n'y avait ni bourg, ni hameau, ni pont, ni gué de rivière, où il n'y eût des gens apostés pour observer les passants. Il fallait donc, pour gagner la frontière, éloignée parfois de quatre lieues du point de départ, ne marcher que la nuit, non par les grandes routes, si bien surveillées, mais par des sentiers écartés et par des chemins presque impraticables, puis se cacher le jour, dans des bois, dans des cavernes ou dans des granges isolées.

Nulle part, on n'aurait consenti à donner un abri aux fugitifs; les châteaux et les maisons des religionnaires et des nouveaux convertis étaient surveillés étroitement. Les aubergistes refusaient de loger ceux qui ne pouvaient leur présenter, soit un passeport, soit tout au moins, un billet des autorités locales. Il y avait contre celui qui logeait un huguenot des pénalités pécuniaires s’élevant jusqu’à 3 000 et même 6000 livres, et celui qui, en donnant asile à un huguenot, était convaincu d »avoir voulu favoriser son évasion du royaume, était passible des galères, ou même de peine de mort. Parfois, l’église venant en aide à la police, menaçait d’excommunication quiconque avait donné asile ou prêté la moindre assistance à un huguenot cherchant à sortir du royaume.

Voici une pièce constatant cette intervention singulière de l'Église :


Monitoire fait, par Cherouvrier des Grassires, grand vicaire et official de Monseigneur l'évêque de Nantes, de la part du procureur du roi et adressé à tous recteurs, vicaires, prêtres ou notaires apostoliques du diocèse :


« Se complaignant à ceux et à celles qui savent et ont connaissance que certains particuliers, faisant profession de la religion prétendue réformée, quoiqu'ils en eussent ci-devant fait l'abjuration, se seraient absentés et sortis hors le royaume depuis quelque temps; ayant emmené leurs femmes et la meilleure partie de leurs effets, tant en marchandises qu'en argent.

» Item à ceux et à celles qui savent et ont Connaissance de ceux qui ont favorisé leur sortie, soit en aidant à voiturer leurs meubles, et effets, tant de jour que de nuit, ou avoir donné retraite, prêté chevaux et charrettes pour les emmener et généralement tous ceux et celles qui, des faits ci-dessus circonstances et dépendances, en ont vu, su, connu, entendu, ouï dire ou aperçu quelque chose, ou y ont été présents, consenti, donné conseil ou aidé en quelque manière que ce soit.


» A ces causes nous mandons à tous, expressément, enjoignons de lire et publier par trois jours de demandes consécutives, aux prônes de nos grands messes paroissiales et dominicales, et de bien avertir ceux et celles qui ont connaissance des dits faits ci-dessus, qu'ils aient à en donner déclaration à la justice, huitaine après la dernière publication, sous peine d'encourir les censures de l'Église et d'être excommuniés.»

On comprend combien il était difficile aux huguenots qui fuyaient de trouver quelqu'un qui osât leur donner asile ou même une assistance quelconque ; la terreur était si grande que le fugitif Pierre Fraisses, par exemple, vit sa mère elle-même refuser de le recevoir et fut obligé de revenir sur ses pas. Jean Nissoles échoue une première fois dans son projet d'émigration, il est enfermé a la tour de Constance, d'où il s’échappe avec un de ses compagnons nommé Capitaine, fiais en franchissant la muraille de clôture, il tombe, et se déboîte les deux chevilles. Capitaine se rend chez quelques huguenots du voisinage qu'il connaissait, pour leur emprunter un cheval et une voiture, afin d'emmener le blessé ; ceux-ci lui demandent s'il veut leur mettre la corde au cou; et le menacent de le dénoncer s'il ne se retire au plus vite. Par aventure il finit par trouver dans un pâturage une monture pour Nissoles. Dans des métairies où passent les fugitifs, les habitants que connaît Capitaine et qu'il dit être de la religion, non seulement ne veulent pas leur donner asile, mais refusent même de leur montrer leur chemin.


Dans un village où les malheureux arrivent exténués, on les refuse partout ; seule une demoiselle les accueille et fait conduire Nissoles chez un Homme sachant rhabiller les membres rompus. Comme on ne croyait pas le blessé tout à fait en sûreté chez ce rhabilleur ou rebouteux, il est mis chez une veuve en pension, et il doit encore, pour sa sûreté, changer trois ou quatre fois de maison. A peu près remis, il s'arrête deux jours chez un ami, puis se rend à Nîmes chez des parents qui le mettent dans une maison isolée, n'osant le loger chez eux, de peur de se faire des affaires. Voyant ses parents dans des frayeurs mortelles, il se décide à rentrer chez lui à Ganges.


Un parent, à Saint-Hippolyte, lui donne un cheval pour le porter, et un garçon pour le conduire, avec une lettre pour son frère. Celui-ci refuse le couvert au pauvre Niscolles, disant que son frère devrait avoir honte de lui envoyer un fugitif, pour le faire périr lui et sa famille. Le guide de Nissolles ne veut pas le mener jusqu'à Ganges, et le laisse dans une métairie, à deux mousquetades de la ville. Obligé de faire la route à pied, malgré la difficulté qu'il éprouve à marcher, Nissolles arrive dans une étable à porcs, dépendant de sa propriété, s'étend dans l'auge où mangeaient les pourceaux, et, épuisé de fatigue, s'endort profondément, comme s'il eût été couché dans un bon lit, dit-il. Les dragons étaient dans sa maison; dès qu'ils sont couchés, sa femme vient le chercher et le cache dans un magasin, si humide qu'il ne peut y rester que quelques jours. On le met alors dans un autre endroit, si bas qu'il ne pouvait y être à l'aise que couché, de là il entendait les dragons pester et jurer et, pour peu qu’il eût toussé ou craché un peu fort, il eut été découvert.


Les galères

Louis de Marolles, bien que le conducteur de la chaîne se fût montré pitoyable envers lui et l'eût voituré, soit en bateau, soit en charrette, arriva demi-mort à Marseille. Tourmenté par la fièvre pendant les deux mois qu'avait duré le voyage, il lui avait fallu, sur le bateau « coucher sur les planches, sans paille sous lui et son chapeau pour chevet », ou en charrette « être brouetté jusqu'à quatorze heures par jour et accablé de cahots, car tous ces chemins-là ne sont que cailloux. » « C'est une chose pitoyable, dit-il en arrivant à Marseille, que de voir ma maigreur! » Cependant on le mène à la galère où on l'enchaîne; mais un officier, touché de compassion, le fait visiter par un chirurgien et il est envoyé à l'hôpital où il reste six semaines. Bien des malheureux forçats, une fois entrés à l'hôpital, n'en sortaient plus que pour être enfouis tous nus dans le cimetière des esclaves turcs, comme les bêtes mortes qu'on jette à la voirie. Ainsi, le forçat huguenot Mauru étant mort à l'hôpital, ses compagnons lui avaient fait une bière et l'y avaient enfermé; mais, l'aumônier des galères trouvant que c'était faire trop d'honneur à un hérétique, fit déclouer la bière et le corps fut jeté à la voirie.

Quand la chaîne arrivait à Marseille, elle était bien allégée, les privations, la fatigue et les mauvais traitements après quelques semaines de route, ayant fait succomber les moins robustes des condamnés. Le conducteur de la chaîne, chaque fois qu'il perdait un de ceux qu'il était chargé d'amener au bagne, en était quitte pour demander au curé du lieu le plus prochain, une attestation du décès qu'il devait fournir, à la place de celui qu'il ne pouvait plus représenter vivant. Ainsi, sur une chaîne de cinquante condamnés partis de Metz, cinq étaient morts le premier jour et bien d'autres moururent en route.

Le galérien huguenot Espinay écrit : « Nous arrivâmes mardi à Marseille au nombre de quatre cent un, y en ayant de morts en route par les maladies ou mauvais traitements une cinquantaine ». « Il arriva ici, écrit Louis de Marolles, une chaîne de cent cinquante hommes, au commencement du mois dernier, sans compter trente-trois qui moururent en chemin. » Quant à Marteilhe, après avoir constaté que beaucoup de ses compagnons de chaîne étaient morts en route, il ajoute : « il y en avait peu qui ne fussent malades, dont divers moururent à l'hôpital de Marseille ».

Un jour on écrit de Marseille à Colbert : « Les deux dernières chaînes que nous venons de recevoir sont arrivées plus faibles, par suite des mauvais traitements de ceux qui les conduisent, la dernière, de Guyenne, outre la perte qui s'est faite dans la route... est venue si ruinée, qu'une partie a péri ici entièrement et l'autre ne vaut guère mieux.


Un autre jour; l'intendant chargé de recevoir à Lyon, les chaînes en destination de Toulon, lui dit : que sur quatre-vingt-seize hommes d'une chaîne, trente-trois sont morts en route et depuis leur arrivée à Lyon. Que sur les trente-six restant, il y en a une vingtaine de malades, qu'il garde cette chaîne quelques jours à Lyon, à cause du grand nombre de malades et de la lassitude des autres. Quand la chaîne se remit en route pour Toulon, elle ne comptait plus que trente-deux hommes, huit forçats étaient morts pendant ce rafraîchissement.

C'étaient encore les plus heureux que ceux qui mouraient au seuil de l'enfer des galères, car ceux qui le franchissaient, mal nourris, accablés de fatigue et cruellement maltraités, avaient à souffrir mille morts avant que leurs corps épuisés et déchirés, fussent jetés à la voirie voici, en effet, ce qu'était, suivant une lettre de l'amiral Baudin, le régime des galères au temps de Louis XIV :


«Le régime des galères était alors excessivement dur, c'est ce qui explique l'énorme proportion de la mortalité par rapport aux chiffres des condamnations. Les galériens étaient enchaînés deux à deux sur les bancs des galères, et ils y étaient employés à faire mouvoir de longues et lourdes rames, service excessivement pénible. Dans l'axe de chaque galère, et au milieu de l'espace occupé par les bancs des rameurs, régnait une espèce de galerie appelée la coursive (ou le coursier), sur laquelle se promenaient continuellement des surveillants appelés comites, armés chacun d'un nerf de bœuf dont ils frappaient les épaules des malheureux qui, à leur gré, ne ramaient pas avec assez de force.

Les galériens passaient leur vie sur leurs bancs. Ils y mangeaient et ils y dormaient sans pouvoir changer de place, plus que ne leur permettait la longueur de leur chaîne, et n'ayant d'autre abri contre la pluie ou les ardeurs du soleil ou le froid de la nuit qu'une toile appelée taud qu'on étendait au-dessus de leurs bancs, quand la galère n'était pas en marche et que le vent n'était pas trop violent... » Aussi longtemps qu'une galère était en campagne, c'est-à-dire pendant plusieurs mois, les forçats restaient enchaînés à leurs bancs par une chaîne longue de trois pieds seulement.

Ceux, dit Michelet, qui pendant des nuits, de longues nuits fiévreuses sont restés immobiles, serrés, gênés, par exemple, comme on l'était jadis dans les voitures publiques, ceux-là peuvent deviner quelque chose de cette vie terrible des galères. Ce n'était pas de recevoir des coups, ce n'était pas d'être par tous les temps, nu jusqu'à la ceinture, ce n'était pas d'être toujours mouillé (la mer mouillant toujours le pont très bas), non, ce n'était pas tout cela qui désespérait le forçat, non pas encore la chétive nourriture qui le laissait sans force. Le désespoir; c'était d'être scellé pour toujours à la même place, de coucher, manger, dormir là, sous la pluie ou les étoiles, de ne pouvoir se retourner, varier d'attitude, d'y trembler la fièvre souvent, d'y languir, d'y mourir, toujours enchaîné et scellé. »

Je te dis ingénument, écrit le martyr Louis de Marolles à sa femme, que le fer que je porte au pied, quoiqu'il ne pèse pas trois livres, m'a beaucoup plus embarrassé dans les commencements que celui que tu m'as vu au cou à la Tournelle. Cela ne procédait que de la grande maigreur où j'étais; mais, maintenant que j'ai presque repris tout mon embonpoint, il n'en est plus de même; joint qu'on m'apprend tous les jours à le mettre dans les dispositions qui incommodent le moins. »


À un bout de la galerie, sur une sorte de table dressée sur quatre piques, siégeait le comite, bourreau en chef de la chiourme, lequel donnait le signal des manœuvres avec son sifflet: D'un bout à l'autre de la galère régnait un passage élevé appelé coursier, sur lequel circulaient les sous-comités, armés d'une corde ou d'un nerf de bœuf, dont ils se tenaient prêts à frapper le dos nu des rameurs assis, six par six, sur chacun des bancs placés à droite et à gauche du coursier.


Dès qu'il fallait faire marcher la galère à la rame, en effet, pour permettre aux comites de maltraiter plus aisément les forçats, on obligeait ceux-ci a quitter la chemisette de laine qu'ils portaient quand la galère était à l'ancre ou marchait à la voile, ainsi que 
 

Louis de Marelles l'écrit à sa femme :

« Si tu voyais mes beaux habits de forçat, tu serais ravie. J'ai une belle chemisette rouge, faite tout de même que les sarreaux des charretiers des Ardennes. Elle se met comme une chemise, car elle n'est ouverte qu'à demi par devant; j'ai, de plus, un beau bonnet rouge, deux hauts de chausse et deux chemises de toile grosse comme le doigt, et des bas de drap : mes habits de liberté ne sont point perdus et s'il plaisait au roi de me faire grâce, je les reprendrais. »

À un premier signal, les forçats enchaînés et nus jusqu'à la ceinture, saisissaient les manilles ou anses de bois qui servaient à manœuvrer les lourdes rames de la galère, trop grosses pour être empoignées et longues de cinquante pieds.

À un nouveau coup de sifflet du comite, toutes les rames devaient tomber ensemble dans la mer, se relever, puis retomber de même, et les rameurs devaient continuer sans nulle interruption pendant de longues heures, ce rude exercice qu'on appelait la vogue.


« On est souvent presque démembré, dit une relation, par ses compagnons dans le travail de manœuvre, lorsque les chaînes se brouillent, se mêlent et s'accourcissent et que chacun tire avec effort pour faire sa tâche. »

« Il faut bien, dit Marteilhe, que tous rament ensemble, car si l'une eu l'autre des rames monte ou descend trop tôt ou trop tard, en manquant sa cadence, pour lors, les rameurs de devant cette rame qui a manqué, en tombant assis sur les bancs, se cassent la tête sur cette rame qui a pris trop tard son entrée; et, par là encore, ces mêmes rameurs qui ont manqué, se heurtent la tête contre la rame qui vogue derrière eux. Ils n'en sont pas quittes pour s'être fait des contusions à la tête, le comite les rosse encore à grands coups de corde. »

Marteilhe décrit ainsi ce rude exercice de la vogue :

« Qu'on se figure, dit-il, six malheureux enchaînés et nus comme la main, assis sur leur banc, tenant la rame à la main, un pied sur la pédague, qui est une grosse barre de bois attachée â la banquette, et, de l'autre pied, montant sur le banc devant eux en s'allongeant le corps, les bras raides, pour pousser et avancer leur rame jusque sous le corps de ceux de devant qui sont occupés à faire le même mouvement; et, ayant avancé ainsi leur rame, ils l'élèvent pour la frapper dans la mer, et, du même temps se jettent, ou plutôt se précipitent en arrière, pour tomber assis sur leur banc. Il faut l'avoir vu pour croire que ces misérables rameurs puissent résister à un travail si rude; et quiconque n'a jamais vu voguer une galère, en le voyant pour la première fois ne pourrait jamais imaginer que ces malheureux pussent y tenir une demi-heure. — On les fait voguer, non seulement une heure ou deux, mais même dix à douze heures de suite.

Je me suis trouvé avoir ramé à toute force pendant vingt-quatre heures sans nous reposer un moment. Dans ces moments, les, comites et autres mariniers nous mettaient à la bouche un morceau de biscuit trempé dans du vin sans que nous levassions les mains de la rame, pour nous empêcher de tomber en défaillance.


Pour lors, on n'entend que hurlements de ces malheureux, ruisselants de sang par les coups de corde meurtriers qu'on leur donne; on n'entend que claquer les cordes, que les injures et les blasphèmes de ces affreux comites; on n'entend que les officiers criant aux comites, déjà las et harassés d'avoir violemment frappé, de redoubler leurs coups. Et lorsque quelqu'un de ces malheureux forçats crève sur la rame, ainsi qu'il arrive souvent, on frappe sur lui tant qu'on lui voit la moindre apparence de vie et, lorsqu'il ne respire plus, on le jette à la mer « comme une charogne. »

Un jour la galère sur laquelle se trouvait Marteilhe, faisant force de rames pour atteindre un navire anglais, et le comite ne pouvant, malgré les coups dont il accablait les rameurs, hâter de suffisamment la marche de la galère au gré du lieutenant, celui-ci lui criait: « Redouble tes coups, bourreau, pour intimider et animer ces, chiens-là ! Fais comme j'ai vu souvent faire aux galères de Malte, coupe le bras d'un de ces chiens-là pour te servir de bâton et en battre les autres. »


Un autre jour le capitaine de cette galère ayant mené jusqu'à Douvres le duc d'Aumont qu'il avait régalé, celui-ci voyant le misérable état de la chiourme, dit qu'il ne comprenait pas comment ces malheureux pouvaient dormir, étant si serrés et n'ayant aucune commodité pour se coucher dans leurs bancs.


« J’ai le secret de les faire dormir », dit le capitaine, je vais leur préparer une bonne prise d'opium, et il donne l'ordre de retourner à Boulogne.


Le vent et la marée étaient contraires et la galère se trouvait à dix lieues de ce port. Le capitaine ordonne qu'on fasse force rames et passe vogue, c'est-à-dire qu'on double le temps de la cadence de la vogue (ce qui lasse plus dans une heure que quatre Meures de vogue ordinaire). La galère arrivée à Boulogne, le capitaine dit au duc d'Aumont qui se levait de table, qu'il lui voulait faire voir l'effet de son opium; la plupart dormaient, ceux qui ne pouvaient reposer feignaient aussi de dormir, le capitaine l'avait ordonné ainsi. Mais quel horrible spectacle ! « Six malheureux dans chaque banc accroupis et amoncelés les uns sur les autres, tout nus, personne n'avait eu la force de vêtir sa chemise; la plupart ensanglantés des coups qu'ils avaient reçus et tout leur corps écumant de sueur. » Ce cruel capitaine voulut encore montrer qu'il savait aussi bien éveiller sa chiourme que l'endormir et il fit siffler le réveil. « C'était la plus grande pitié du monde... Presque personne ne pouvait se lever, tant leurs jambes et tout leur corps étaient raides, et ce ne fut qu'à grands corps de corde qu'on les fit tous lever, leur faisant faire mille postures ridicules et très douloureuses. »

Ce n'était, du reste, qu'en faisant de la manœuvre de la rame un cruel supplice, qu'on pouvait obtenir de ceux qui y étaient employés le travail surhumain qu'on appelait la vogue des galères. On tenta de faire manœuvrer quatre demi-galères (dont les rames n'avaient que vingt-cinq pieds de long au lieu de cinquante) par des mariniers exercés. Avec ces rameurs libres, qu'on ne pouvait impunément martyriser, à peine put-on mener ces demi-galères du port à la rade de Dunkerque, après quoi il fallut regagner le port. On essaya alors de mettre à chaque rame, au poste le plus pénible, un forçat, pour seconder les mariniers libres. Ce ne fut que bien difficilement qu'on put aller de Dunkerque à Ostende, le comite n'osant pas, en présence des mariniers, exercer ses cruautés habituelles sur les galériens. On dut reconnaître que seuls, les forçats pouvaient être employés à faire
marcher les galères à la rame, parce que seuls ils pouvaient être torturés sans merci, jusqu'à la mort au besoin.

Quand il fallait faire campagne, presque chaque jour les galériens étaient appelés à faire la terrible manœuvre de la vogue, et beaucoup d'entre eux ne pouvaient y résister. « Pendant le voyage, écrit l'intendant de la marine à Colbert, il n'est mort que trente-six forçats, ce qui est un bonheur incroyable, car l'année dernière nous en perdîmes plus de quatre-vingts, et autrefois les galères de Malte en ont perdu des trois cents, en faisant la même navigation que nos galères ont fait cette année». Il n'est pas nécessaire de faire ressortir la barbarie de cette instruction donnée par Seignelai au directeur général des galères :


« Comme rien ne peut tant contribuer à rendre maniables les forçats qui sont huguenots et n'ont pas voulu se faire instruire que la fatigue qu'ils auraient pendant une campagne, ne manquez pas de les faire mettre sur les galères qui vont à Alger. »

Les aumôniers qui s'entendaient à trouver les meilleurs moyens de tourmenter les forçats pour la foi, laissaient mettre de toutes les campagnes les plus opiniâtres,

Mauru, par exemple, bien que la santé de ce malheureux fût mince et que son corps fût épuisé.

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